C’est un jour d’automne qui ressemble à tous les autres, battant
un peu plus sa terrible routine contre le bitume sud-parisien. Il est tôt,
c’est vrai, si tôt qu’il est à peine l’heure des pas pressés aux chaussures
grises. Il pleut sur le quai exceptionnellement désert de Lozère ; c’est cette
toute petite pluie fine s’abandonnant sur les bonnets aux fronts transpirants.
Le long des rails, les épaules rentrées, Colline file jusqu’au grand
lampadaire du milieu. Malhabile, elle porte le poids de son corps engourdi sur
la pointe de ses pieds déjà douloureux, encore gonflés de ses séances
passées. Elle délie sa nuque, basculant son menton à droite, puis à
gauche. Elle creuse son dos noué, range ses mains aux ongles abimés. Elle a
chaud, elle a froid, elle ne fait plus toujours la différence, mais non, ça va,
promis. Ça, c’est ce qu’elle répond toujours.
Grognon, mal réveillé, le joliment dénommé IDIL ralentit à l’approche
de la gare de Lozère et la foule se presse derrière la bande blanche. Il fait
encore sombre mais Colline distingue à l'intérieur les mille visages des
passagers aux regards ensommeillés, aux mains lâches ou agrippées. IDIL
s’immobilise, ses portes s’ouvrent et relâchent silencieusement quelques
étudiants cernés aux cheveux courts. Elle entre à son tour, ça bouscule un peu,
elle ne s’y habitue pas vraiment. Elle se demande si on s’habitue un jour,
d’ailleurs, à cette petite violence du quotidien. Se collant quelque part entre
la porte opposée et une demi-douzaine de coudes et d’épaules anonymes, Colline
fait glisser son sac le long de sa jambe gauche. Le casque vissé sur ses
oreilles, elle garde les yeux mi-clos et frémit un peu quand les guitares lui
caressent la peau alors que le train reprend le rail.
Ce qu’elle aime ici, c’est que personne ne la regarde vraiment. Ce
qu’elle aime, oui, c’est que personne ne la remarque vraiment. Elle aime n’être
personne, elle aime être comme eux. Elle aime les imiter, leur faire croire
qu’elle se rend au bureau, avec sous le bras sa pochette pleine de papiers
importants. Elle aime ressembler à cette femme qui se lève tôt pour aider à
faire tourner le monde. Ici, personne n’essaye de deviner combien de séances
elle a déjà subi. Personne ne se demande ce qu’il a bien pu arriver à ses
sourcils, parce que quand même, c’est pas très joli. Personne ne cherche
à savoir ce qu’elle cache sous son bonnet ni ce qui dépasse, là, au-dessus de
son poumon gauche, ce truc, dissimulé sous son foulard, t’as vu, c’est bizarre,
non ?
Ici, elle n’est pas malade, elle n’est rien de spécial. Elle prend le
train, et c’est bien tout ce qu’on lui demande.
La rame file dans la nuit qui s’échappe petit à petit. Les portes
s’ouvrent et se referment sur des dizaines de voyageurs sans identité. A mesure
que les stations défilent, elle sent les premiers rayons du soleil qui lui chauffent
la nuque. Ceux-là, elle les chérit toujours.
Quand le train s’arrête à Antony, elle espère chaque fois qu’il sera
là. Ce matin encore, elle baisse le son de sa musique comme si ce geste pouvait
l’aider à scruter la foule et à accrocher son regard bleu. Mais, non, rien, il
n’est pas là aujourd’hui. Bien sûr, elle est déçue, déçue comme jamais. Ce
trajet est gâché, elle voudrait déjà être demain pour à nouveau provoquer la
chance. Le train stationne à quai depuis plusieurs minutes et le wagon se gorge
de passagers. Colline transpire, ses jambes se plient sous le poids des corps
qui semblent vouloir traverser le sien. Un coude dans les côtes, une épaule
contre sa bouche, les choses se compliquent. Elle ferme les yeux et elle
patiente.
Elle se concentre sur les voix dans ses oreilles, sur le rythme de la
batterie, sur le doux son des basses qui vibrent au fond de son ventre.
Les portes, les gens, la sonnerie, les
portes.
Les portes, d’autres gens, la sonnerie, les portes.
Les portes, encore des gens, la sonnerie, les portes.
Les portes, d’autres gens, la sonnerie, les portes.
Les portes, encore des gens, la sonnerie, les portes.
Jusqu’à Cité Universitaire.
Et puis, c’est trop.
Colline se faufile sous les barbes et les écharpes de ses compagnons
de galère pour s’arracher de son IDIL. Les deux pieds sur le quai, elle reprend
son souffle et traîne son corps épuisé jusqu’au premier siège venu. Ça lui
gratte sous le bonnet, elle a si chaud. Elle se relève et retire sa veste,
dénoue son foulard avec précipitation. Tant pis, si on les voit, ces marques
rouges sur sa peau, tant pis. Il fait si chaud ici, vous ne trouvez
pas ? Il fait si chaud ! Foutu bonnet ! De rage, elle
en attrape le flan et s’avance malgré elle vers la bordure du quai, sa tête nue
aux yeux du monde.
C’est alors que le train suivant entre en gare dans un silence
tonitruant et frôle son nez. Campée là, confuse, agaçante, Colline reçoit les
épaules dures et les regards impudiques de la foule contrariée qui envahit
l’espace et d’un bloc se meut avec frénésie dans une seule et même direction.
La sonnerie de routine retentit lorsqu’un homme ordonne aux
anonymes de retenir les portes. Il se glisse à l’extérieur du wagon, les yeux
fixés sur elle. Les yeux bleus.
Il est là.
Il s’approche. Elle reconnaît son odeur. Cette odeur qu’elle a
respirée pour la première fois il y a près d’un mois, dans une rame bondée, la
tête plongée dans son cou par nécessité de disposer au mieux chaque parcelle
des corps entassés.
- Ce n’est pas là que vous descendez d’habitude.
- Non, je… j’avais chaud. Vous voyez.
- Je vois.
- Ce n’est pas là que vous descendez d’habitude, vous non plus.
- Non. Mais je vous ai vue, là, sur le quai. Je me suis dit que…
- Oui.
- Je peux ?
Sans un mot, comme entendu, il prend son bonnet, son foulard et sa
pochette de papiers importants. Ignorant la foule qui se presse à nouveau, ils
grimpent à bord d’un autre train. Debout, appuyée contre un strapontin, elle
est là, le crâne nu, les joues rouges, la poitrine esseulée. Elle est là, dans
ce train de banlieue qui la violente autant qui la relève. Elle est là, près de
lui.
Elle se rend à sa 27e séance de radiothérapie. Mais tout ça
n’est pas important, l’important, c’est quand il lui prend la main dans ce
train qui file à travers ce long tunnel du fond de la Capitale, sur la ligne bleue.
J'ai vécu ceci, sauf le mec aux yeux bleus, je l'ai pas vu moi ! ��
RépondreSupprimerCarpe diem
Je ne sais pas vraiment si c'est autobiographique, dans le doute : bon courage !! Je viens de lire à l'instant ton message, j'imagine que tu es Odyssée ? Mais comment as-tu retrouvé mon blog ? Ça me surprend et me fait rire :)
RépondreSupprimerTrès flattée que tu fasses le lien :)
SupprimerJe t'ai retrouvé via Dawn, par hasard :) Et quel bonheur de te relire !