mardi 10 novembre 2015

Octobre noir

Elle avait attendu des heures ce jour-là, accompagnée de son mari. Tout maladroit qu'il fut, il était son unique repère dans le labyrinthe qu'elle s'apprêtait à défier. Ils se parlaient à peine, échangeaient quelques mots vains au sujet du confort des fauteuils, de l'amertume du café et du retard convenu du chirurgien. Ils en souriaient encore à ce moment-là, s'offrant l'un l'autre de petites secondes d'insouciance, dans ce lieu qui rythmerait bientôt leur quotidien.

L'entretien avait duré une dizaine de minutes. Elle n'en avait que peu de souvenirs ; elle n'avait retenu que ces quelques mots qui fronçaient déjà ses sourcils depuis plusieurs semaines, depuis que son gynécologue l'avait regardée avec cet œil grave et sérieux qu'elle ne lui connaissait pas. Il avait tranquillement posé sur son bureau la radio qu'elle lui avait tendue trois minutes auparavant. Comme toujours, elle avait pigé tout de suite. Elle avait compris avant même qu'il pince sa lèvre inférieure, se donnant le courage d'énoncer doucement quelques mots crus, quelques mots flous. Des mots qui faisaient penser à la mort et à rien d'autre. Il avait ensuite passé toute une série de coups de fil pour qu'elle se rende à tout un tas de rendez-vous dès le lendemain. Des rendez-vous où l'on allait lui enfoncer des aiguilles aussi grosses que son bras, lui injecter des produits aux couleurs vives et l'installer dans d'énormes machines qui tournent autour d'elle dans des salles où la lumière n'existe pas. C'était tout un tas de rendez-vous avec tout un tas de personnes dont c'est le métier de lui expliquer ce qu'elle devait alors faire ou ne pas faire. C'était des personnes qui lui disaient que non, vraiment, Madame, ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer. Oui, parce qu'eux, en fait, ils faisaient ça tous les jours, le coup des aiguilles, des produits bizarres et des machines qui tournent et qui flashent toutes les parties de son corps. Des femmes comme elles, des femmes qui avaient peur, c'était leur routine.

Elle avait peur. Et pourtant, ce n'était pas vraiment à elle que ça arrivait. Non. Car elle était déjà une autre - une autre femme - et c'était tant mieux.

Il y a des mots que l'on a toujours entendus, des mots qui portent l'Angoisse en ce que l'on craint de les prononcer. Pendant un temps, ces mots là n'ont pas réellement d'écho, ils n'ont pas d'identité, ne sont pas tangibles. Ils choisissent eux-mêmes de se tenir à bonne distance, de se mettre en sommeil. Dilettantes, ils traversent les écrans, les salles d'attente, les lèvres des uns et des autres, sans jamais nous enrober pleinement de leur poison. Ils s’immiscent parfois dans de doux homonymes dont on s'amuse, alors utilisés pour désigner une somme de choses qui n'ont rien de comparables à leur profonde violence.

De ces mots là, on ne comprend le véritable sens que lorsqu'ils nous lacèrent le visage de leurs petites mains aux ongles sales. De ces mots là, on ne comprend la réelle intention que lorsque d'un coup de coude dans le thorax ils bloquent durablement tout inspiration, toute expiration.

Le chirurgien lui avait tout expliqué, lentement et avec beaucoup de tact comme tous les professionnels qu'elle avait rencontrés jusque-là. Il avait construit des phrases simples, de la même façon que l'on expliquerait à un enfant angoissé qu'il va devoir passer énormément de temps dans un endroit qu'il déteste. S'adressant aussi au mari, et pour les aider à comprendre, il avait esquissé les contours de sa poitrine sur sa tablette ; il en avait fait le plan, avec des traits, des croix, et des points. Son plan d'attaque, un champ de bataille.

Ce soir-là, plantée devant le miroir de la salle de bain, elle tenait au creux de ses paumes ses deux seins. Beaux, lourds, pleins. Elle appuyait de plus en plus fort, cherchant ce mal qui avait décidé d'y faire son nid, là, sous sa peau, près du cœur. Puis elle relâcha très lentement son étreinte, laissant ses bras retomber le long de son corps. Elle se mit à observer son reflet, sensuelle silhouette de la quarantenaire qu'elle était, imaginant ce qu'il resterait de sa féminité dans quelques heures, dans quelques mois. Elle tira doucement sur ses cheveux blonds, longs de toute une vie. Elle tira plus fort alors. Plus fort, mon amour. Simultanément, les doigts enroulés autour de sa gorge, elle serrait son cou d'une main d'artiste. La respiration coupée, la douleur dans sa tête semblait s’étouffer alors qu'elle écoutait attentivement le rythme des battements de son cœur entre ses tympans. Elle laissait ses ongles s'enfoncer dans sa peau et maintenait leur étau. Plus fort, mon amour, plus fort. 

- Maman ? T'es là ? T'es où ?

Cette voix.
Très vite, elle relâcha la pression sur son cou et verrouilla la porte de la salle de bain. Avec calme et détermination, elle saisit la paire de ciseaux posée sur le rebord du lavabo. Des mèches blondes tombèrent sur le carrelage, l'une après l'autre. Dans un silence fracassant.

mardi 27 octobre 2015

L'audace du larsen


Lili
Easy as a kiss we'll find an answer
Put all your fears back in the shade
Don't become a ghost without no colour
Cause you're the best paint life ever made


C'était sur ces mots-là que tout avait commencé.

Dans une salle de classe anonyme d'un lycée de banlieue, en plein automne rougi des jours qui se couchent tôt. Comme tous les soirs, elle attendait - avec toute l'angoisse que vous lui connaissez - que ce soit à son tour d'être mangée. Ça sentait la sueur sous les cheveux sales et la craie étalée sur les paumes. Oui, vous savez, ça sentait le vieux livre aux pages manquantes et, sur le sol, les tristes chutes grises des taille-crayons rouillés.

Elle parcourait ses petites fiches vertes et cartonnées, à l'écriture régulière et mélodieuse, sans en saisir la moindre ligne. Les fiches vertes, c'était pour les cours de maths. Dans moins d'une heure, on la retrouverait plantée là, bras ballants, le nez à quelques centimètres du tableau irrémédiablement noir et, dans sa nuque, le souffle mauvais d'un khôlleur désabusé. 

A l'autre bout de la salle, lui, comme souvent, cherchait de quoi s'occuper. Il s'approchait d'elle, avec sa dégaine de blond aux épaules trop larges. Il décida alors de s'asseoir tout près, la cuisse droite sur le bout de ses bottes à elle. "Tu devrais écouter ça." Et joignant le mouvement à la parole, il lui colla adroitement son gros casque sur les cheveux.

C'était dans ce geste-là que tout avait commencé.

Ils n'avaient pas tout à fait 20 ans quand ils commencèrent à gratter leurs cordes respectives. Au départ, c'était juste eux deux, une guitare, quelques samples, une boite à rythme et une voix. Sa voix à elle. Sa guitare à lui. Usés par des journées qu'ils ne connaîtront jamais plus éprouvantes que cette année-là, ils sauvaient ce qu'ils pouvaient encore sauver de leur talent qu'ils gardaient pour eux.

L'année suivante, ils étaient un de plus. La boite à rythme, c'était finalement mieux avec des baguettes au bout des biceps. Alors, timides grandes gueules, ils débarquèrent à la Casa Loco, comme trois cons, au milieu de ceux qui - eux - savent ce qu'ils font de leurs doigts. La petite salle aux murs capitonnés sentait la bière et la sueur. Malhabiles, hésitants, ils se mirent à jouer, des heures durant, s'échappant en milieu d'après-midi des traditionnels déjeuners dominicaux. Tout ça prenait forme au détour de soirées entre amis, lorsqu'ils construisaient ensemble ce dont ils avaient toujours nourri leurs oreilles affamées. Tout ça prenait forme quand ils goûtaient le bref silence qui suivait la dernière note de leur morceau et les yeux brillants du cercle fermé de leurs spectateurs.

Deux années passèrent. Ils s'agrandirent, ajoutant alors à leurs cordes celles de deux futurs mariés qu'ils n'imaginaient pas encore si beaux dans le ballet qu'ils conduiront quelques années plus tard aux bras de leurs papas. Les notes des deux unes et des trois autres commencèrent à s'accorder, maîtrisant les larsens qui avaient pourtant fait leur intime renommée. Et tout à coup, la magie opérait ; les regards se relevaient et balayaient ceux des autres. Les sourires se dessinaient alors dans une douce surprise, s'efforçant de rester concentrés, dans l'espoir de ne jamais briser cette audacieuse harmonie qu'ils avaient mis tant de force à bâtir.

Les années firent leur dur travail et séparèrent les chemins sans toutefois en effacer les liens, ces petits cailloux semés dans l'attente de se retrouver plus tard. Aujourd'hui, ensemble, rouillés et anonymes, ils soulevaient leurs verres, comme un salut à la foule qu'ils n'avaient pas eu l'audace et l'arrogance d'imaginer à leur fenêtre. 

dimanche 25 octobre 2015

Rhum-raisin

Voilà maintenant trois ans qu'il était mort son Charly. Trois ans, jour pour jour. Ainsi, depuis ce 25 juillet 2012, Lucette Lababille ne dérogeait pas à la règle. Elle déjeunait chaque jour à la brasserie du coin de la rue. Une 1/2 Badoit, un plat du jour et la tarte du chef. En 45 minutes, l'affaire était pliée. 

Mais aujourd'hui, c'était spécial ; c'était l'anniversaire. Celui de leur mariage, à Charly et à Lucette. Les Lababille en blanc et en trois pièces devant l'curé. 44 ans plus tard, un même 25 juillet, Charly s'endormit doucement sur la banquette de la brasserie, la cuillère de son dernier sorbet rhum-raisin entre le pouce et l'index. Ici même, à cette place, là, juste en face. Y'a pas de hasard, qu'elle pensait. Alors, depuis, elle s'installait toujours au même endroit, voyez, près du bar de la patronne. Tout le monde la connaissait ici. Faut dire, y'avait qu'des habitués, mais elle était la plus fidèle. Ah, ça ! Un mardi qu'elle était tombée dans l'escalier, le patron s'était étonné de pas la voir, sa douce Lucette. C'était pas son genre de sauter un repas, qu'il disait. Y'avait quequ'chose, c'était sûr. Le pif du cuistot, v'savez ? Il avait fait le 18 et en moins de deux ils arrivèrent au 103 de la rue Jean Jaurès. Elle avait voulu lâcher la rambarde pour voir. Ah ! Elle avait voulu faire la gamine, se prouver qu'elle pouvait encore voler. Boudiou ! Chacun de ses vieux os s'en souvient encore !

Je m'asseyais toujours derrière le bar pour l'observer. Et je savais. Je savais qu'aujourd'hui c'était spécial ; c'était l'anniversaire. Tout le monde savait. Pour l'occasion, Lucette avait passé sa longue robe bleue aux franges d'argent, son collier de perles usées et ses sandales blanches un peu trop grises. Le rouge à lèvres maladroitement plaqué autour de sa bouche, elle avait grossièrement étalé un fond de teint trop foncé sur son visage marqué qu'elle ne détestait plus. Mais aujourd'hui, c'était spécial ; c'était l'anniversaire. Fallait faire comme si. Comme s'il était encore là son Charly. Alors elle faisait comme avant ; elle faisait de son mieux. C'était joli la vie avec lui, qu'elle pensait. C'était simple et doux. C'était tout ce qui comptait. Le reste, vous savez…

Je jonglais entre les tables, les assiettes vides empilées sur mon solide poignet tremblant. La salle était comble ce jour-là, comme si l'on s’était donné rendez-vous pour prendre un verre à la santé du mari parti. Les phrases des uns se mêlaient à celles des autres et les mots de Lucette survolaient ce délicieux vacarme.

« V'nez donc voir ma p’tite fille. Beh dites donc faites pas cette tête, on dirait l'croque mort d'la rue Saint-Martin ! Dites, vous pouvez pas dire au patron qu'il m'glisse une coupe rhum-raisin, pour Charly, v’savez, aujourd'hui c'est spécial c'est... »

... L'anniversaire. Oui, je sais Lucette, c'est l'anniversaire. J'étais redevenue cette inconnue derrière le bar mais voilà bien longtemps que ça ne me vexait plus. Je connaissais le récit de leur rencontre par cœur aux Lababille. Je connaissais chaque détail, et surtout chaque mensonge, chaque fantasme, chaque omission. Ce n'était jamais la même histoire ; c'était quand même la leur. Elle mélangeait le passé, le présent, les dates, les roses et les pinceaux. Je déposai la coupe en face d’elle, essayant de l’imaginer, assis là, l’homme de toute une vie. Ses grands yeux bleus rougirent dans un geste habile, comme effectué mille fois, elle effaça définitivement de son regard les traces de sa lucidité. C'est dans toute sa force que je surpris sa seule faiblesse, celle d’aimer encore celui qui part en premier.

mercredi 16 septembre 2015

Congés payés

Tu t’appelleras Martin. Parce que depuis tous ces mois que je t'ai dans la tête, c'est avec ce prénom que je te parle. Je t'ai croisé plusieurs fois, dans les tréfonds du métro parisien brûlant, sur le bord du bassin de la piscine municipale ou encore au centre commercial avant d'aller déjeuner avec lui. Je t'ai porté dans mon ventre ; tu me l'as tordu bien des fois. J'ai souvent imaginé ton histoire. J'ai répété et répété des centaines de détails qui te font exister.

Je t'aperçois hier midi, dans ce parc avec ton sandwich au fromage et ton cookie 3 chocolats. Tu leur as dit oui pour ces vacances à la mer. Tu t'es laissé tenter par ces jolis horizons et une maison avec piscine. Tu n'étais pas bien sûr de toi mais tu as réussi à relativiser ton gros ventre. Tu l'as rendu tout plat, tout bronzé, tout musclé. Juste quelques minutes, le temps d'un SMS qui disait "C'est OK pour moi". Les jours passent, l'été bouscule le printemps et le départ s'approche. Ils ont hâte. Ils ont déjà tout prévu.

S'ils savaient...

Alors, mec, va falloir faire avec maintenant. Va falloir faire avec tes trois bourrelets pyramides qui se détachent sous ton polo. Va falloir oublier ces dizaines de cicatrices nées de tes hanches et qui courent jusqu'à ton nombril, les cicatrices du gamin qui a grandi trop vite. Va falloir assumer les deux blocs de gras que tu as soigneusement fait pousser à la place de tes cuisses, ceux qui s'irritent à force de se frotter l'un contre l'autre dans ton short transpirant.

Et eux ils ont hâte. Ils parlent de vélo, de bains de minuit, de crème solaire. Ils sont libres dans leur corps intact, lisse et sensuel. Tu es étriqué dans le tien, martyrisé, rougi et charnu.

Pour eux ce sont des vacances. Pour toi, c'est aussi une épreuve. Chaque minute. Pour éviter la douleur physique d'un corps inadapté, pour éviter la douleur psychique de leurs jugements silencieux. Tu as beau savoir que la seule épreuve au fond, c'est celle que tu t'infliges, tu as toujours cette boule dans ton gros ventre. Celle qui te donne la nausée tous les matins en enjambant la baignoire.

Tu vas me dire que je t'emmerde. Tu vas me dire que tu sais bien que je n'écris que quand je sombre un peu et qu'à la place je devrais te foutre la paix. Tu le sais bien oui, puisque pour toi c'est pareil.

Allez Martin, arrête un peu. Toi aussi tu m'emmerdes à la fin.

mardi 8 septembre 2015

La pulpe et l'asphalte

Minuit passé. Tu préparais ton sac la veille au soir, en rentrant du resto. Simultanément, tu boulottais ton jambon-beurre salé et laissais traîner ton verre de vin sur la table. Si tu n'avais pas choisi ce boulot de con - comme tu disais - tu aurais mangé des pâtes et un steak devant le JT de 20h. Comme tout le monde, quoi. Au lieu de ça, 7 ans plus tôt, tu avais misé tes économies dans une cuisine de cuisinier, des tables bancales et des chaises en bois avant d'abreuver ta minuscule réserve de quantités astronomiques de farine et de cidre. Alors fallait assumer, fallait que ça tourne, fallait faire manger les gosses. Mais ça, ça ne t'empêcherait jamais de courir.

On se levait tôt, ces jours-là. On grimpait tous les quatre dans ton monospace gris clair, affublés de sweats à capuches et de baskets sales, nos habits du dimanche à nous. Quelques kilomètres plus tard, les pompes dans la boue, on rejoignait la tente de ton club. Ils étaient tous là, tes copains de course à pieds, leurs cuisses bombées sous un collant de polyamide couvrant jusqu'à leurs fines chevilles.  Ça sentait les semelles neuves, le Grany à la pomme et la crème de massage.  Tu serrais des mains et l'on secouait doucement ma petite épaule déjà solide. Tu donnais les instructions à maman pour que l'on puisse suivre au mieux la course avant de filer t'échauffer dans ton coin, à ton rythme. Ton propre coach. 

Des années durant, je t’ai encouragé, papa, sur les routes, sur les pistes, dans les bois. Aujourd'hui et pour toujours, je me souviens de ces nombreux dimanches matins à t'attendre avec Lucas près du point de ravitaillement. Nous tenions nos bras tendus vers ton passage à 17km/h, des quartiers d'orange dans nos petites paumes rougies par le froid et le gobelet en équilibre entre l’index et le pouce. Concentrés.

Les yeux aguerris, je te voyais toujours arriver de loin, ton mètre soixante-dix mangé par ton maillot noir, jaune et rouge. C'était ton style que je reconnaissais. C'est ton style que je reconnais toujours, à la souplesse qu'il inspire, la tête penchée sur le côté. La pointe de tes baskets frappait le sol sous de longues et légères foulées naturelles. Tu étais rapide, facile, solide. Comme Lucas, quand il remportera les régionaux, tenant aisément la corde de son 3000m steeple. 

A ton passage, il fallait hurler des encouragements de toutes nos forces, comme si c’était la course de ta vie. D'ailleurs, pour nous, c’était toujours la course de ta vie. Ravi de nous apercevoir sur le bord de la route, sur le bord de la piste, mais happé par ton effort, tu levais ton bras, la main grande ouverte accompagnant ton sourire sans faille. Tu attrapais l'orange et en agrippais la pulpe avant d'arroser ton visage rosé pour affronter les kilomètres qu'il te restait à avaler, parfois par dizaines.

Nous nous précipitions alors vers la ligne d'arrivée pour vous retrouver, tes endorphines et toi. Épuisé mais heureux, tu te désaltérais longuement, saluait les essoufflés avant de consulter la feuille volante des résultats. Nous restions rarement pour le podium, quand bien même tu aurais souvent dû y monter. Tu avais encore le service d'hier dans les pattes ; il était vite temps de rejoindre la maison,

On se levait tôt ces jours-là. J'ai fini par m'en lasser, je suis devenue cette adolescente qui s'en fout. Aujourd'hui, je suis cette adulte qui se souvient. Celle qui se souvient de la pulpe entre ses dents et qui regrette l'odeur de l'asphalte. Depuis toujours, il y a dans ma tête des villes qui sentent l’orange, la sueur et la boue sous tes Asics. 

mercredi 2 septembre 2015

L'enclume

Je suis grand maintenant. J'ai un vrai travail, une voiture familiale, un appartement à crédit. Je suis marié à la plus belle femme du monde qui a fait de moi ton papa. Je suis grand, oui, responsable, et parfois autoritaire. Je suis grand, doux et drôle. J'ai la vie de tout le monde ou presque. Je fais du sport, je fais des excès, je fais l'amour. Je suis grand maintenant. Enfin, c'est ce que je croyais.

C'est ton tout premier jour, Sam. Je lis sur ton visage les traces d'un terrifiant bonheur que tu t'acharnes à répandre tout autour de toi. Tu as bien tout compris, tu le répètes depuis plusieurs jours et - contrairement à nous - sans t'en lasser une seule seconde. Tu m'as posé des centaines de questions du bout de tes petites lèvres pleines de curiosité, affamée de tout savoir et de tout raconter. Mais, d'abord, oui, vraiment, de tout savoir.

Aujourd'hui et comme presque chaque jour passé depuis ta naissance, il ne devait s'agir que de toi et de tes folles aventures. J'ai pris ta main, celle de ma toute petite fille, et je t'ai emportée toi et ton ridicule petit sac à pois rouges - magnifique obsession de ta maman - devant la porte de la maternelle. Devant ton air sérieux, sur tes jambes flageolantes, n'importe quel papa aurait souri. Mais à cet instant-là, je ne suis plus très grand, ma Sam. 

C'est ta toute première maîtresse, Martine, qui nous a attirés à l'intérieur. Ta minuscule main m'a enfin fait basculer sur le sol en lino. Au milieu des rires et des pleurs de tes nouveaux camarades, tu as découvert les mille trésors d'une salle de classe à ta hauteur. Je t'ai perdue entre les cubes et les crayons avant de me faire rattraper par une violente bourrasque interne.

Aujourd'hui, je ne suis plus du tout grand, je suis minuscule, angoissé, paniqué. J'ai cette boule dans la gorge que des années de thérapie et tout l'amour d'une femme n'ont pas réussi à faire disparaître complètement. Soudain, j'ai les cheveux gras, la peau sèche et les mains moites. J'ai un appareil dentaire et le vieux cartable de mon frère, enclume sur mon dos déjà courbé. L'odeur de ta salle de classe, ma fille, c'est celle de mes années de torture, de moqueries, de violences. C'est une insulte à tout mon être qu'ils n'ont pas réduit à grand chose, à force d'écraser mon visage sous leurs semelles de bonne famille, à force de marquer ma peau de leurs poings serrés des années durant. Cette odeur-là, j'en transpire encore parfois, la nuit, quand tes deux beaux yeux verts ne se doutent de rien, quand tes cheveux blonds s'emmêlent dans tes doudous. C'est l'odeur de la peur, des bleus et de la solitude. 

J'ai retrouvé avec brutalité ta douce réalité quand dans un câlin d'enfant tu entourais ma cuisse de tes petits bras. Tu t'es enfuie de nouveau au milieu de tous tes camarades dans un grand signe de main, criant à travers la pièce de ta voix la plus assurée : "à ce soir, papa !". 

Je suis grand maintenant ; les coups, je les bloque ; les peurs, je les efface. Ma Sam, promets-moi de continuer de te révolter, de ne jamais subir, de hurler s'il le faut. Promets-moi d'être douce et forte, promets-moi 20 années de rires aux éclats et de travail acharné. Ne laisse pas les autres te faire croire que tu dois te sentir coupable d'être ce que tu es.

Je n'ai pas peur, tu ressembles déjà à ta mère.

mercredi 5 août 2015

Tout ce qu'elle n'était pas

19h18. Comme chaque jour depuis 20 ans, Marianne patiente sur ce quai lugubre de la Gare de Lyon pour rejoindre la banlieue nord, direction Saint-Germain-en-Laye. Elle a son repère : 30 cm à gauche de la grande plaque d’égout, en bout de quai, les orteils sous ses bottes frôlant la bande de vigilance. 

Marianne est méticuleuse, elle aime la précision, le détail. C'est d'ailleurs pour ses qualités là qu'on l'avait engagée à l'époque. Elle est secrétaire anonyme dans un grand groupe. Elle passe des appels, prend des RDV, annule des RDV, ouvre le courrier de 10h15 à 10h28, met son directeur en copie cachée. Elle fait comme il faut. Elle n'est pas du genre à tout bouleverser. Non, elle n'est pas de ce genre là, Marianne. Elle ne veut pas faire de bruit. Elle retient son ambition.

Marianne n'a pas spécialement le physique ingrat. Brune, élancée, elle fait taire les quelques cheveux blancs de la quarantaine dans sa douche une fois par mois. On ne saurait que difficilement la décrire davantage. Personne ne la regarde jamais vraiment. Elle est plutôt du côté des invisibles, des souvenirs flous, de celles dont on confond le prénom avec la fille de l'autre bureau, là, à droite. Ou à gauche, enfin, peu importe, vous savez.

Elle n'a jamais été très farouche et, pour beaucoup, adolescente, elle fut la première caresse. Celle dont on a un peu honte mais que l'on n'oublie pas. Elle n'est pas le genre de femme à qui l'on offre des fleurs, à qui l'on fait la cour, à qui l'on fait l'amour. Elle n'est pas non plus le genre de femme que l'on présente à ses parents ou à ses amis. Elle n'est pas le genre de femme à qui l'on fait des enfants. Non, elle n'est pas de ce genre là, Marianne. Elle ne veut pas s'imposer. Elle retient ses désirs.

Alors que le quai se remplit, que les coudes commencent à se serrer et les corps à s'agiter, Marianne bascule un peu. Et si elle sautait, là, hein ? Qui s'en rendrait compte ? On ramasserait les morceaux et puis... Et puis plus rien. Un accident de parcours, une plaque d’égout un peu glissante. Ce sont des choses qui arrivent. A quoi bon, puisqu'il n'y a pas de famille ? dirait Michel. En réunion de service, il y aurait un hommage discret et gêné, tout au mieux. Claudine dirait sans doute un mot, dans un sanglot exagéré. Souhaiterait-elle davantage ? Non, elle n'est pas de ce genre là, Marianne. Elle ne veut pas déranger. Elle retient les vagues.

Train à l'approche

Les bottes de Marianne glissent centimètre par centimètre sur la bande de vigilance. Elle sent sous ses pieds les reliefs du ridicule précipice qui s'annonce. Elle fixe les mégots de cigarettes lâchés sur les rails, toutes ces saletés que l'on abandonne et que les trains font disparaître toutes les trois minutes. Marianne sent à présent ses orteils goûter la tentation du vide. 

- Je peux vous aider, Madame ?

Une petite blonde lui sourit, l'air inquiet et pourtant si tranquille. Électrifiée Marianne recule d'un pas alors que le train arrache l'air devant son nez. Après tout, elle n'est pas de ce genre là, Marianne. Elle ne veut pas déranger. Elle retient tout. Même la mort. 

dimanche 19 juillet 2015

Les décalés

Je n'ai pas de visage. Je suis agent d'entretien, chez CheapClean. Agent d'entretien, c'est ce qu'il y a d'inscrit sur ma fiche de poste. En vrai, pour toi, pour eux, je suis l'homme de ménage. Je vide vos poubelles, je frotte vos tâches de café, j'aspire les merdes que tes collègues et toi ramenez sous vos talons. Aujourd'hui, mon patron m'a téléphoné pour me "suggérer fortement de décaler mes horaires de passage" chez l'un de nos clients. C'est vrai, il y a deux jours j'ai croisé Super Boss, ses lèvres pincées, piquée de tomber sur ma tête bronzée et mes gants javellisés. J'ai lu son mépris, son dégoût, ramassés derrière un sourire à l'envers. J'ai jeté tout mon aplomb dans la cuvette des toilettes que j'ai récurées vigoureusement les 10 minutes qui ont suivi cette froide rencontre, jusqu'à ce que la porte claque et que Super Boss disparaisse. Si je décale mon passage, je ne verrai plus ma fille que deux soirs par semaine. J'ai décalé mon passage, parce que j'ai besoin de nourrir ma fille sept jours par semaine.

Il est presque 21h ; je commence par le petit bureau bien rangé de celle qui ne boit pas de café. Je trouve une minuscule photo sur le sol. Une photo d'identité, probablement tombée d'un portefeuille mal fermé. Je passe mon pouce sur le petit cou lisse de cette femme à l'air absent et au grand sourire freiné par un photomaton narquois. Un prénom est inscrit au verso. Alice. J'hésite à la glisser dans ma poche ; je décide finalement de la poser sur son clavier, bien au centre. Juste avant que le givre ne trouve le temps d'envahir mon pare-brise, deux heures plus tard, j'accroche mon volant mais je ne quitte pas ses yeux.

Je n'ai pas de visage. Je suis chargée de mission, chez PetiteBoite. Chargée de mission, c'est ce qu'il y a d'inscrit sur ma fiche de poste. En vrai, pour toi, pour eux, je suis la "fille au bureau près de la porte". Je mets du fond de teint sur le combiné, je ferme des enveloppes du bout de la langue, je photocopie des feuilles avec des trucs écrits dessus. Aujourd'hui, ma chef m'a convoquée pour me "suggérer fortement de m'impliquer davantage chez PetiteBoite". Mais ça n'a pas tellement de sens, de m'impliquer davantage. Il y a ces grands mots que l'on emploie mais dont le sens se déforme, se cristallise et vole en éclats, retenus entre 4 murs gris. J'ai jeté tout mon aplomb par la fenêtre et me suis laissée fléchir très loin dans la salle des archives. Jusqu'à ce que les portes claquent et que tout le monde disparaisse.

Il est presque 8h ; comme chaque jour, je respire l'odeur rassurante du marc de café et referme précautionneusement sa lourde boîte sans plus de manières. Je m'installe derrière mon écran et retrouve sur mon clavier une minuscule photo d'identité, débarquée là comme un cheveu sur la soupe. C'est une vieille photo, je me reconnais à peine. Les heures défilent, tour à tour ennuyeuses puis ennuyantes. J'ouvre la porte, je referme la porte. Je dis bonjour, je réponds merci. La journée se termine ; j'attrape un long post-it vert clair et remercie mon bienfaiteur pour le soin apporté à cette photo de rien du tout. Je m'excuse pour le fond de teint sur le combiné et pour mes départs parfois précipités. Le lendemain, en tout petit, sur ce même post-it, quelques lettres se suivent et ne ressemblent pas. De petits pas d'encre malhabiles me signifient que c'est mon parfum qui s'accroche au combiné, et que c'est la plus douce odeur de ces bureaux anonymes. Signé : Halim.

De post-it en post-it, les mois défilent en vert clair, jaune éclatant puis rose fuschia. Les décalés se retrouvent dans de courts échanges manuscrits. Des banalités sur la couleur du ciel jusqu'aux gênées et sous-entendues déclarations d'ils-ne-savent-quoi. L'impatience de se lire chaque matin ou chaque soir déborde de leurs vies ternes et pieuses. Une année passe. C'est alors qu'Alice choisit ce qu'elle sait être son dernier post-it. Il sera vert clair, comme le premier. Demain, elle emportera quelques stylos, des centaines de post-it de toutes les couleurs et une carte postale dans son tout petit carton de fin de contrat. 

C'est pétrifié qu'il saisit son message entre ses doigts de Javel : "Cher Halim. Ce sont les derniers mots que je vous adresse. Demain soir, je quitte PetiteBoite pour des raisons qui m'échappent. Peu importe. Ne m'oubliez pas ; je vous emporte, vous et vos pattes de mouche, dans mon petit cœur affolé. Merci. Alice."
Il ne lui répondra pas ce soir, il ne lui répondra plus. 

Il est 19h30, le lendemain soir. Alice termine de débarrasser les restes de son pot de départ qui n'aura duré qu'un petit quart d'heure de politicien aux mains froides, sans fanfare, sans émotions, sans merci.

"Bonsoir, Alice ?" 
Elle ne se retourne pas tout de suite, elle l'a tant attendu ce soir, à travers ses grands yeux mouillés. Elle bascule lentement sa tête sur le côté, portant son profil contre son souffle à lui. Dans un sursaut qui ne lui ressemble pas, Halim soulève doucement ce petit corps avant d'en porter le front à sa bouche dans un long soupir. Le long soupir d'une année passée à n'avouer à personne et encore moins à soi-même qu'on est tombé amoureux. Amoureux de la fille aux post-it. 

vendredi 17 juillet 2015

Les silencieuses

Jeudi soir, soleil de plomb et RER surchauffé. J'ai terriblement mal aux pieds dans ces nouvelles chaussures trop serrées. Docile, j'avance dans le couloir et m'accroche comme je peux, me dandinant d'un talon douloureux à l'autre, sacrifiant le droit pour soulager le gauche. Puis inverser. Ce petit manège silencieux que l'on connait toutes.

Quelques stations plus tard, des places assises se libèrent et je souffle. Je fais face à deux jeunes filles. Côté fenêtre, une brune d'une vingtaine d'années aux yeux profonds, une natte adroitement tressée contourne son cou, la pointe de ses cheveux chatouillant le col de son chemisier beige. Elle porte un sautoir dont elle frotte le médaillon entre ses doigts aux ongles rosés. Elle le porte à sa bouche puis le relâche avant de recommencer inconsciemment son petit rituel. Elle regarde dehors, au loin, elle regarde probablement ses propres pensées en feintant le paysage qui défile à 40km/h. Elle fait sembler d'écouter Mathilde.

La blonde à côté, c'est donc Mathilde. C'est écrit en travers de son agenda de lycéenne qu'elle tient fermement sur ses genoux découverts. A son poignet, se balance un petit sac Kiko, plein à craquer de vernis de toutes les couleurs. Elle porte un serre-tête fushia en avant d'une longue queue de cheval. Mathilde a de grands yeux bleus et les traces de son adolescence picorent son joli visage. C'est avec un léger cheveu sur la langue qu'elle dédramatise son adolescence compliquée. Elle raconte, les yeux rieurs. Un grand-père juif qui essaie de la convaincre de se convertir et qui lui touche la cuisse sous la table. Une grand-mère sénile dont elle semble s'occuper quand sa mère découche plusieurs jours de suite. Elle craint le déjeuner dominical dans un sourire sans bonheur. Quand elle évoque leur père, je comprends que la brune, c'est sa demi-sœur de quelques années plus vieille. Elle rit aux éclats, elle est légère. Elle me fascine. Ce sont ses mains qui la trahissent, ses mains moites qu'elle noue entre elles. Ses mains moites qu'elle frotte de plus en plus fort contre son short. Ses mains qui changent de sujet dans un grand geste gêné quand elle croise mon regard.

Claire, je me fais une french ou je mets le rouge foncé là ? Claire ?

Claire est ailleurs, Claire est bien loin. Elle hoche la tête. Peu importe, elle n'écoute pas Mathilde. Elle ne pense qu'à lui, hier. Le temps d'une parenthèse bien vite refermée. Elle se revoit claquer la portière de sa voiture au milieu de la nuit, jeter un coup d’œil embué dans le rétro gauche pour ne voir que son dos qui s'éloigne et ses épaules qui se balancent doucement. Ses épaules. Ses épaules nues. Ses épaules nues contre sa peau. Quelques minutes plus tôt. En sueur sur ce foutu siège de RER dégueulasse, elle ferme les yeux très fort, elle se force à se souvenir, quitte à s'en faire mal. Elle sent encore son souffle qui s'accélère quand elle bascule contre lui dans l'obscurité. Il n'y a pas beaucoup de caresses, il n'y a pas beaucoup de baisers. Il n'est pas comme ça ; il est dur, il retient sa tendresse. Il ne s'exprime jamais en premier. Sauf quand il lui fait l'amour. Contre lui, tous deux soulagés, elle en meurt d'envie, mais ne doit pas s'endormir. Il faut se quitter, disparaître, faire comme si tout cela n'existait pas aux yeux du reste du monde. Faire comme si ça n'avait pas tant d'importance, même devant lui. Droite comme un i.

Alors il faut absolument qu'elle se souvienne, elle. Elle serre son médaillon dans son petit poing. Il faut absolument qu'elle se souvienne. Elle serre sa mâchoire et frotte sa langue contre ses dents. Il faut absolument qu'elle se souvienne. Car à chaque fois, c'est comme une dernière fois. Car à chaque fois, c'est probablement la dernière fois. Elle replace soigneusement ses points de suspension.

Orsay-Ville. Terminus. Les voyageurs se pressent contre les portes puis sur le quai. Je les perds toutes les deux dans la foule.

Je ramasse ton médaillon, Claire. Mais tu es déjà loin.

Les yeux noirs

Sous ma fenêtre, le moteur de ton camion de déménagement finissait de me bousiller le ventre. Quatre gros pneus dégueulasses piétinaient ce qu'il restait de l'homme que j'étais.

C'est pourtant ta sœur que j'ai vue en premier. Je rentrais tard du boulot ce samedi soir. A Denfert-Rochereau, dans un train de banlieue plein comme un œuf, chacun se rapprochait de son voisin, prenant soin de ne pas frôler les peaux inconnues, évitant de faire se rencontrer les souffles chauds. Tu t'es entassée là avec ta sœur et deux amies. Huit grands talons pointus et incontrôlés ; un seul sourire. Puisque, toi, comme les deux autres, tu étais floue, tu étais grise, tu étais froide. Je ne voyais qu'elle. Je voulais frôler son bras, je voulais sentir son souffle. A l'époque, j'avais les mains noires, les ongles crasseux. Je faisais des vidanges, je changeais des roues, je remplaçais des embrayages. Le temps de 15 stations, je me demandais si je pouvais toucher sa peau fine et bronzée, sans la salir.

C'est ta jumelle que j'ai choisie. Avec ses grands yeux noirs. Avec tes grands yeux noirs. Je l'ai aimée tout de suite, elle, alors que soigneusement je choisissais de te faire disparaître. Les mois sont passés. Bien sûr, tu étais là, de temps en temps. Aux repas de famille, aux Noël, aux soirées régulières chez nos amis communs. Je poussais le vice jusqu'à me convaincre de ta non existence. Jusqu'à ce jour où tu t'es plantée là, sur mon paillasson, les cheveux trempées et les yeux gonflés pour un énième connard. Avec ton sac à dos Décathlon qui se balançait contre tes genoux faiblards, tu m'as demandé si ta sœur était là. J'ai dit que "non". J'ai dit que "moi, oui". C'est ce jour là que t'as tout foutu en l'air.

Tu es restée. Une nuit. Une semaine. Une année. Je suis allée chercher tes affaires chez lui. Je t'ai fait des lasagnes. On a peint ta chambre en violet. Tu as repris ta vie, tes sorties, tes connards. Tu étais désormaisquelqu'un. Avec du caractère, avec des formes sous ta serviette de bain, avec des cheveux jusqu'à tes reins. Avec tes foutus grands yeux noirs.

Je suis passé du confident à l'étouffant beau-frère. J'ai rendu ton air irrespirable. Tu claquais les portes parce que tu savais que je détestais ça. Tu ne cessais de me rappeler que tu étais fière et libre, m'ignorant des jours et des jours. J'entendais au milieu de mes nuits la pointe de tes pieds se hisser jusqu'à ta chambre, traînant tes cheveux emmêlés dans ton dos et frottant le mascara coulé sur tes joues.

J'ai fini par t'avouer ma douce folie pour toi dans un court mail que j'ai mis des heures à rédiger. J'étais prêt à tout, pourvu que tu m'appartiennes un peu. Même de loin. Pourvu que tu te réveilles dans mon lit tous ces matins violets. Tu es partie comme tu es venue, avec ton sac à dos et tes yeux gonflés au volant de ton gros camion.

Aujourd'hui j'ai les mains blanches, les ongles propres. Je les conduis ces fameux trains ; je déplace des tonnes et des tonnes d'anonymes. J'emporte ton portait à chaque station. Je te dépose sur chaque quai pour te retrouver sur le bord du suivant.

Demain, tu tiendras la main de ta nièce à l'église. J'épouserai ta sœur mais c'est ton doigt que je verrai sous cette améthyste.