dimanche 18 mars 2018

L'odeur du blé noir

"T'as vu Roger ? Ce qu'elle ressemble à sa mère !"

J'ai entendu cette phrase une infinité de fois. Elle se glissait dans l'ombre de mes pas, derrière les cartes, les mains, les comptoirs. Englobant ces mots de mon ADN, voilà presque un an que j'en prenais chaque jour un peu plus la pleine mesure.

Ce 16 mars 2017, il faisait plutôt beau, c'était un jeudi, un jour violet. Alors que je venais d'apprendre à quel point la génétique pouvait me rapprocher d'elle, c'était évidemment là-bas que j'avais eu envie de me précipiter. Et ça m'avait frappée. Aussi loin que je me souvienne, à chaque grande nouvelle, chaque occasion à fêter, chaque coup dur, c'est là-bas que je me réfugiais. Pour les voir.

Le voir lui, tout menu dans son grand tablier blanc, son verre de menthe à l'eau posé sur le micro-ondes, riant ou râlant dès qu'un rien lui en donnait l'occasion. La voir elle, souriante, toujours, valsant entre les tables, une demi-douzaine d'assiettes en équilibre au bout des bras.

Et chaque fois, les entendre dire...

- Tiens, on ne pensait pas te voir aujourd'hui !
- Oui, c'est...

... C'est parce que "je passais dans le coin", parce que "j'avais faim", mais surtout parce que j'avais envie de retrouver l'odeur qui me collait aux racines. Cette même odeur rassurante de quand ils rentraient à la maison après leur service du samedi soir, quand on faisait semblant de dormir avec mon frère, juste pour qu'ils nous portent jusqu'à nos lits. Mon doudou, à moi, c'est l'odeur du blé noir qui rencontre la chaleur du billig.

Ce 16 mars, je me retrouvais là, au milieu des tables nues, délestées de leur nappes. Je passais derrière le bar dont je n'effleurais plus que le bois, libéré de tout ce qui l'avait habité. Je me retrouvais là, le cul sur le carrelage gelé. Après 24 ans d'une folle aventure, le petit chef qu'on entendait mais qu'on ne voyait pas larguait enfin sa toque. Il était temps, nous dira-t-il ; il en avait satisfait des bouches, il en avait comblé des ventres.

Ils n'étaient plus qu'à quelques jours de poser le point final de ce projet de fou furieux qui leur aura tenu un quart de siècle sur les épaules. Jamais je n’aurais eu le quart de leur courage, ou la moitié de leur inconscience quand ils avaient tous les deux décidé de monter leur commerce, deux enfants dans les pattes. Alors on avait organisé une grande fête avant de rendre les clefs de toute une vie professionnelle-mais-pas-que. On avait rendu les clefs de mon rassurant cocon breton de banlieue parisienne. On avait rendu les clefs, mais pas les souvenirs qu'on s'était remémoré tous ensemble, en famille, entre amis. Les bulles aidant, c'était probablement l'un des plus belles journées de leur vie, malgré le crabe qu'elle combattait et qu'elle combat encore, malgré le trait que l'on tire.

C'est ainsi que j'ai su que j'aurai toujours dans les cheveux l'odeur du blé noir.

1 commentaire:

  1. J'étais persuadée que mon message avait été publié, mais comme je l'ai rédigé dans le métro ça n'a pas dû être pris en compte. J'ai beaucoup aimé ton texte, il m'a beaucoup touchée ! Avoir un havre de paix est tellement important.

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