dimanche 19 juillet 2015

Les décalés

Je n'ai pas de visage. Je suis agent d'entretien, chez CheapClean. Agent d'entretien, c'est ce qu'il y a d'inscrit sur ma fiche de poste. En vrai, pour toi, pour eux, je suis l'homme de ménage. Je vide vos poubelles, je frotte vos tâches de café, j'aspire les merdes que tes collègues et toi ramenez sous vos talons. Aujourd'hui, mon patron m'a téléphoné pour me "suggérer fortement de décaler mes horaires de passage" chez l'un de nos clients. C'est vrai, il y a deux jours j'ai croisé Super Boss, ses lèvres pincées, piquée de tomber sur ma tête bronzée et mes gants javellisés. J'ai lu son mépris, son dégoût, ramassés derrière un sourire à l'envers. J'ai jeté tout mon aplomb dans la cuvette des toilettes que j'ai récurées vigoureusement les 10 minutes qui ont suivi cette froide rencontre, jusqu'à ce que la porte claque et que Super Boss disparaisse. Si je décale mon passage, je ne verrai plus ma fille que deux soirs par semaine. J'ai décalé mon passage, parce que j'ai besoin de nourrir ma fille sept jours par semaine.

Il est presque 21h ; je commence par le petit bureau bien rangé de celle qui ne boit pas de café. Je trouve une minuscule photo sur le sol. Une photo d'identité, probablement tombée d'un portefeuille mal fermé. Je passe mon pouce sur le petit cou lisse de cette femme à l'air absent et au grand sourire freiné par un photomaton narquois. Un prénom est inscrit au verso. Alice. J'hésite à la glisser dans ma poche ; je décide finalement de la poser sur son clavier, bien au centre. Juste avant que le givre ne trouve le temps d'envahir mon pare-brise, deux heures plus tard, j'accroche mon volant mais je ne quitte pas ses yeux.

Je n'ai pas de visage. Je suis chargée de mission, chez PetiteBoite. Chargée de mission, c'est ce qu'il y a d'inscrit sur ma fiche de poste. En vrai, pour toi, pour eux, je suis la "fille au bureau près de la porte". Je mets du fond de teint sur le combiné, je ferme des enveloppes du bout de la langue, je photocopie des feuilles avec des trucs écrits dessus. Aujourd'hui, ma chef m'a convoquée pour me "suggérer fortement de m'impliquer davantage chez PetiteBoite". Mais ça n'a pas tellement de sens, de m'impliquer davantage. Il y a ces grands mots que l'on emploie mais dont le sens se déforme, se cristallise et vole en éclats, retenus entre 4 murs gris. J'ai jeté tout mon aplomb par la fenêtre et me suis laissée fléchir très loin dans la salle des archives. Jusqu'à ce que les portes claquent et que tout le monde disparaisse.

Il est presque 8h ; comme chaque jour, je respire l'odeur rassurante du marc de café et referme précautionneusement sa lourde boîte sans plus de manières. Je m'installe derrière mon écran et retrouve sur mon clavier une minuscule photo d'identité, débarquée là comme un cheveu sur la soupe. C'est une vieille photo, je me reconnais à peine. Les heures défilent, tour à tour ennuyeuses puis ennuyantes. J'ouvre la porte, je referme la porte. Je dis bonjour, je réponds merci. La journée se termine ; j'attrape un long post-it vert clair et remercie mon bienfaiteur pour le soin apporté à cette photo de rien du tout. Je m'excuse pour le fond de teint sur le combiné et pour mes départs parfois précipités. Le lendemain, en tout petit, sur ce même post-it, quelques lettres se suivent et ne ressemblent pas. De petits pas d'encre malhabiles me signifient que c'est mon parfum qui s'accroche au combiné, et que c'est la plus douce odeur de ces bureaux anonymes. Signé : Halim.

De post-it en post-it, les mois défilent en vert clair, jaune éclatant puis rose fuschia. Les décalés se retrouvent dans de courts échanges manuscrits. Des banalités sur la couleur du ciel jusqu'aux gênées et sous-entendues déclarations d'ils-ne-savent-quoi. L'impatience de se lire chaque matin ou chaque soir déborde de leurs vies ternes et pieuses. Une année passe. C'est alors qu'Alice choisit ce qu'elle sait être son dernier post-it. Il sera vert clair, comme le premier. Demain, elle emportera quelques stylos, des centaines de post-it de toutes les couleurs et une carte postale dans son tout petit carton de fin de contrat. 

C'est pétrifié qu'il saisit son message entre ses doigts de Javel : "Cher Halim. Ce sont les derniers mots que je vous adresse. Demain soir, je quitte PetiteBoite pour des raisons qui m'échappent. Peu importe. Ne m'oubliez pas ; je vous emporte, vous et vos pattes de mouche, dans mon petit cœur affolé. Merci. Alice."
Il ne lui répondra pas ce soir, il ne lui répondra plus. 

Il est 19h30, le lendemain soir. Alice termine de débarrasser les restes de son pot de départ qui n'aura duré qu'un petit quart d'heure de politicien aux mains froides, sans fanfare, sans émotions, sans merci.

"Bonsoir, Alice ?" 
Elle ne se retourne pas tout de suite, elle l'a tant attendu ce soir, à travers ses grands yeux mouillés. Elle bascule lentement sa tête sur le côté, portant son profil contre son souffle à lui. Dans un sursaut qui ne lui ressemble pas, Halim soulève doucement ce petit corps avant d'en porter le front à sa bouche dans un long soupir. Le long soupir d'une année passée à n'avouer à personne et encore moins à soi-même qu'on est tombé amoureux. Amoureux de la fille aux post-it. 

vendredi 17 juillet 2015

Les silencieuses

Jeudi soir, soleil de plomb et RER surchauffé. J'ai terriblement mal aux pieds dans ces nouvelles chaussures trop serrées. Docile, j'avance dans le couloir et m'accroche comme je peux, me dandinant d'un talon douloureux à l'autre, sacrifiant le droit pour soulager le gauche. Puis inverser. Ce petit manège silencieux que l'on connait toutes.

Quelques stations plus tard, des places assises se libèrent et je souffle. Je fais face à deux jeunes filles. Côté fenêtre, une brune d'une vingtaine d'années aux yeux profonds, une natte adroitement tressée contourne son cou, la pointe de ses cheveux chatouillant le col de son chemisier beige. Elle porte un sautoir dont elle frotte le médaillon entre ses doigts aux ongles rosés. Elle le porte à sa bouche puis le relâche avant de recommencer inconsciemment son petit rituel. Elle regarde dehors, au loin, elle regarde probablement ses propres pensées en feintant le paysage qui défile à 40km/h. Elle fait sembler d'écouter Mathilde.

La blonde à côté, c'est donc Mathilde. C'est écrit en travers de son agenda de lycéenne qu'elle tient fermement sur ses genoux découverts. A son poignet, se balance un petit sac Kiko, plein à craquer de vernis de toutes les couleurs. Elle porte un serre-tête fushia en avant d'une longue queue de cheval. Mathilde a de grands yeux bleus et les traces de son adolescence picorent son joli visage. C'est avec un léger cheveu sur la langue qu'elle dédramatise son adolescence compliquée. Elle raconte, les yeux rieurs. Un grand-père juif qui essaie de la convaincre de se convertir et qui lui touche la cuisse sous la table. Une grand-mère sénile dont elle semble s'occuper quand sa mère découche plusieurs jours de suite. Elle craint le déjeuner dominical dans un sourire sans bonheur. Quand elle évoque leur père, je comprends que la brune, c'est sa demi-sœur de quelques années plus vieille. Elle rit aux éclats, elle est légère. Elle me fascine. Ce sont ses mains qui la trahissent, ses mains moites qu'elle noue entre elles. Ses mains moites qu'elle frotte de plus en plus fort contre son short. Ses mains qui changent de sujet dans un grand geste gêné quand elle croise mon regard.

Claire, je me fais une french ou je mets le rouge foncé là ? Claire ?

Claire est ailleurs, Claire est bien loin. Elle hoche la tête. Peu importe, elle n'écoute pas Mathilde. Elle ne pense qu'à lui, hier. Le temps d'une parenthèse bien vite refermée. Elle se revoit claquer la portière de sa voiture au milieu de la nuit, jeter un coup d’œil embué dans le rétro gauche pour ne voir que son dos qui s'éloigne et ses épaules qui se balancent doucement. Ses épaules. Ses épaules nues. Ses épaules nues contre sa peau. Quelques minutes plus tôt. En sueur sur ce foutu siège de RER dégueulasse, elle ferme les yeux très fort, elle se force à se souvenir, quitte à s'en faire mal. Elle sent encore son souffle qui s'accélère quand elle bascule contre lui dans l'obscurité. Il n'y a pas beaucoup de caresses, il n'y a pas beaucoup de baisers. Il n'est pas comme ça ; il est dur, il retient sa tendresse. Il ne s'exprime jamais en premier. Sauf quand il lui fait l'amour. Contre lui, tous deux soulagés, elle en meurt d'envie, mais ne doit pas s'endormir. Il faut se quitter, disparaître, faire comme si tout cela n'existait pas aux yeux du reste du monde. Faire comme si ça n'avait pas tant d'importance, même devant lui. Droite comme un i.

Alors il faut absolument qu'elle se souvienne, elle. Elle serre son médaillon dans son petit poing. Il faut absolument qu'elle se souvienne. Elle serre sa mâchoire et frotte sa langue contre ses dents. Il faut absolument qu'elle se souvienne. Car à chaque fois, c'est comme une dernière fois. Car à chaque fois, c'est probablement la dernière fois. Elle replace soigneusement ses points de suspension.

Orsay-Ville. Terminus. Les voyageurs se pressent contre les portes puis sur le quai. Je les perds toutes les deux dans la foule.

Je ramasse ton médaillon, Claire. Mais tu es déjà loin.

Les yeux noirs

Sous ma fenêtre, le moteur de ton camion de déménagement finissait de me bousiller le ventre. Quatre gros pneus dégueulasses piétinaient ce qu'il restait de l'homme que j'étais.

C'est pourtant ta sœur que j'ai vue en premier. Je rentrais tard du boulot ce samedi soir. A Denfert-Rochereau, dans un train de banlieue plein comme un œuf, chacun se rapprochait de son voisin, prenant soin de ne pas frôler les peaux inconnues, évitant de faire se rencontrer les souffles chauds. Tu t'es entassée là avec ta sœur et deux amies. Huit grands talons pointus et incontrôlés ; un seul sourire. Puisque, toi, comme les deux autres, tu étais floue, tu étais grise, tu étais froide. Je ne voyais qu'elle. Je voulais frôler son bras, je voulais sentir son souffle. A l'époque, j'avais les mains noires, les ongles crasseux. Je faisais des vidanges, je changeais des roues, je remplaçais des embrayages. Le temps de 15 stations, je me demandais si je pouvais toucher sa peau fine et bronzée, sans la salir.

C'est ta jumelle que j'ai choisie. Avec ses grands yeux noirs. Avec tes grands yeux noirs. Je l'ai aimée tout de suite, elle, alors que soigneusement je choisissais de te faire disparaître. Les mois sont passés. Bien sûr, tu étais là, de temps en temps. Aux repas de famille, aux Noël, aux soirées régulières chez nos amis communs. Je poussais le vice jusqu'à me convaincre de ta non existence. Jusqu'à ce jour où tu t'es plantée là, sur mon paillasson, les cheveux trempées et les yeux gonflés pour un énième connard. Avec ton sac à dos Décathlon qui se balançait contre tes genoux faiblards, tu m'as demandé si ta sœur était là. J'ai dit que "non". J'ai dit que "moi, oui". C'est ce jour là que t'as tout foutu en l'air.

Tu es restée. Une nuit. Une semaine. Une année. Je suis allée chercher tes affaires chez lui. Je t'ai fait des lasagnes. On a peint ta chambre en violet. Tu as repris ta vie, tes sorties, tes connards. Tu étais désormaisquelqu'un. Avec du caractère, avec des formes sous ta serviette de bain, avec des cheveux jusqu'à tes reins. Avec tes foutus grands yeux noirs.

Je suis passé du confident à l'étouffant beau-frère. J'ai rendu ton air irrespirable. Tu claquais les portes parce que tu savais que je détestais ça. Tu ne cessais de me rappeler que tu étais fière et libre, m'ignorant des jours et des jours. J'entendais au milieu de mes nuits la pointe de tes pieds se hisser jusqu'à ta chambre, traînant tes cheveux emmêlés dans ton dos et frottant le mascara coulé sur tes joues.

J'ai fini par t'avouer ma douce folie pour toi dans un court mail que j'ai mis des heures à rédiger. J'étais prêt à tout, pourvu que tu m'appartiennes un peu. Même de loin. Pourvu que tu te réveilles dans mon lit tous ces matins violets. Tu es partie comme tu es venue, avec ton sac à dos et tes yeux gonflés au volant de ton gros camion.

Aujourd'hui j'ai les mains blanches, les ongles propres. Je les conduis ces fameux trains ; je déplace des tonnes et des tonnes d'anonymes. J'emporte ton portait à chaque station. Je te dépose sur chaque quai pour te retrouver sur le bord du suivant.

Demain, tu tiendras la main de ta nièce à l'église. J'épouserai ta sœur mais c'est ton doigt que je verrai sous cette améthyste.