mardi 10 novembre 2015

Octobre noir

Elle avait attendu des heures ce jour-là, accompagnée de son mari. Tout maladroit qu'il fut, il était son unique repère dans le labyrinthe qu'elle s'apprêtait à défier. Ils se parlaient à peine, échangeaient quelques mots vains au sujet du confort des fauteuils, de l'amertume du café et du retard convenu du chirurgien. Ils en souriaient encore à ce moment-là, s'offrant l'un l'autre de petites secondes d'insouciance, dans ce lieu qui rythmerait bientôt leur quotidien.

L'entretien avait duré une dizaine de minutes. Elle n'en avait que peu de souvenirs ; elle n'avait retenu que ces quelques mots qui fronçaient déjà ses sourcils depuis plusieurs semaines, depuis que son gynécologue l'avait regardée avec cet œil grave et sérieux qu'elle ne lui connaissait pas. Il avait tranquillement posé sur son bureau la radio qu'elle lui avait tendue trois minutes auparavant. Comme toujours, elle avait pigé tout de suite. Elle avait compris avant même qu'il pince sa lèvre inférieure, se donnant le courage d'énoncer doucement quelques mots crus, quelques mots flous. Des mots qui faisaient penser à la mort et à rien d'autre. Il avait ensuite passé toute une série de coups de fil pour qu'elle se rende à tout un tas de rendez-vous dès le lendemain. Des rendez-vous où l'on allait lui enfoncer des aiguilles aussi grosses que son bras, lui injecter des produits aux couleurs vives et l'installer dans d'énormes machines qui tournent autour d'elle dans des salles où la lumière n'existe pas. C'était tout un tas de rendez-vous avec tout un tas de personnes dont c'est le métier de lui expliquer ce qu'elle devait alors faire ou ne pas faire. C'était des personnes qui lui disaient que non, vraiment, Madame, ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer. Oui, parce qu'eux, en fait, ils faisaient ça tous les jours, le coup des aiguilles, des produits bizarres et des machines qui tournent et qui flashent toutes les parties de son corps. Des femmes comme elles, des femmes qui avaient peur, c'était leur routine.

Elle avait peur. Et pourtant, ce n'était pas vraiment à elle que ça arrivait. Non. Car elle était déjà une autre - une autre femme - et c'était tant mieux.

Il y a des mots que l'on a toujours entendus, des mots qui portent l'Angoisse en ce que l'on craint de les prononcer. Pendant un temps, ces mots là n'ont pas réellement d'écho, ils n'ont pas d'identité, ne sont pas tangibles. Ils choisissent eux-mêmes de se tenir à bonne distance, de se mettre en sommeil. Dilettantes, ils traversent les écrans, les salles d'attente, les lèvres des uns et des autres, sans jamais nous enrober pleinement de leur poison. Ils s’immiscent parfois dans de doux homonymes dont on s'amuse, alors utilisés pour désigner une somme de choses qui n'ont rien de comparables à leur profonde violence.

De ces mots là, on ne comprend le véritable sens que lorsqu'ils nous lacèrent le visage de leurs petites mains aux ongles sales. De ces mots là, on ne comprend la réelle intention que lorsque d'un coup de coude dans le thorax ils bloquent durablement tout inspiration, toute expiration.

Le chirurgien lui avait tout expliqué, lentement et avec beaucoup de tact comme tous les professionnels qu'elle avait rencontrés jusque-là. Il avait construit des phrases simples, de la même façon que l'on expliquerait à un enfant angoissé qu'il va devoir passer énormément de temps dans un endroit qu'il déteste. S'adressant aussi au mari, et pour les aider à comprendre, il avait esquissé les contours de sa poitrine sur sa tablette ; il en avait fait le plan, avec des traits, des croix, et des points. Son plan d'attaque, un champ de bataille.

Ce soir-là, plantée devant le miroir de la salle de bain, elle tenait au creux de ses paumes ses deux seins. Beaux, lourds, pleins. Elle appuyait de plus en plus fort, cherchant ce mal qui avait décidé d'y faire son nid, là, sous sa peau, près du cœur. Puis elle relâcha très lentement son étreinte, laissant ses bras retomber le long de son corps. Elle se mit à observer son reflet, sensuelle silhouette de la quarantenaire qu'elle était, imaginant ce qu'il resterait de sa féminité dans quelques heures, dans quelques mois. Elle tira doucement sur ses cheveux blonds, longs de toute une vie. Elle tira plus fort alors. Plus fort, mon amour. Simultanément, les doigts enroulés autour de sa gorge, elle serrait son cou d'une main d'artiste. La respiration coupée, la douleur dans sa tête semblait s’étouffer alors qu'elle écoutait attentivement le rythme des battements de son cœur entre ses tympans. Elle laissait ses ongles s'enfoncer dans sa peau et maintenait leur étau. Plus fort, mon amour, plus fort. 

- Maman ? T'es là ? T'es où ?

Cette voix.
Très vite, elle relâcha la pression sur son cou et verrouilla la porte de la salle de bain. Avec calme et détermination, elle saisit la paire de ciseaux posée sur le rebord du lavabo. Des mèches blondes tombèrent sur le carrelage, l'une après l'autre. Dans un silence fracassant.