vendredi 5 juin 2020

Contre vents et marées - partie 1

Dans deux jours, c’est la fête des mères. Cela fera aussi très exactement deux ans que tu es morte. Je ne suis pas mère moi-même et je n'ai plus de mère à fêter. Le calendrier n'est pas toujours très heureux. Peut-être que poser tout ça ici, sur cette étagère des internets, me permettra de l’évacuer temporairement de mon for intérieur.

Depuis que tu es partie, je n’ai plus rien écrit. J’ai perdu le goût des mots, le goût de partager, celui d’être lue par des inconnu·e·s. J’ai voulu tout garder pour moi, te garder pour moi. Entre nous, on sait très bien que je n’aurais rien pu écrire d’autre que ce qui va suivre avant de remettre le pied à l’étrier.

L’équilibre s'est vu bouleversé. Personne n’a pris ta place, les rôles ont naturellement été redistribués, plus ou moins adroitement. Alors, oui, c’est encore bancal et il y a des jours où tous les trois, on ne sait pas vraiment comment faire. C’est parfois même un sacré bordel. Mais on s’en sort. Papa y est pour beaucoup malgré son infinie tristesse et ses incorrigibles démons.

Après toi, j’ai appris à recommencer, à lâcher du lest, à dire non. Mes choix sont solides, je les assume autant que possible. Tu aurais eu peur pour moi, à plusieurs reprises, mais tu m’aurais fait confiance. Ça n’a pas été facile tous les jours, tu sais, et j’aurais bien des fois aimé que tu sois encore là pour m’épauler. J'apprends à faire autrement et, doucement, j'érige mes nouveaux piliers.

Aujourd’hui plus encore je me souviens de ce 7 juin 2018. Alors dans le RER pour me rendre au bureau, je reçois un appel de Papa. Il s’efforce de sa voix la moins brisée de m’expliquer que tu es en train de mourir. Je retiens tout, maitrise mes mots et lui dis à tout à l’heure, avec toute la force qui me caractérise. J'éclate en lourds et silencieux sanglots, oubliant toute pudeur, prenant désormais conscience que l'espoir n'est plus une option. Ce poids dans ta poitrine a fini par irrévocablement t'envahir et t'arracher au monde.

La plupart des voyageurs détournent le regard, indifférents ou embarrassés. Je les comprends. Est-on jamais aussi seul que lorsque l'on fait face à la mort d'un proche ? Un homme désolé écarte plusieurs personnes pour me tendre un mouchoir. Le geste d'un anonyme, touché par des yeux rouges et une peine qu'il a peut-être reconnue. Il y aussi cette femme, assise juste à côté, et qui malgré elle a entendu les mots de Papa. Elle pose sa main sur la mienne : « Dites lui que vous l’aimez, c’est tout ce qui compte. » Si j'avais pu parler, je les aurais remerciés avec chaleur.

Je descends à la station Luxembourg. Il fait très beau. Je parcours alors ce chemin que je connais par coeur pour te rejoindre à Curie, là où tout a commencé et là où tout est sur le point de se terminer. Zombie, guidée par l’habitude, les joues noircies par ce malheureux mascara, je file dans les couloirs, les ascenseurs et enfin entre dans ta chambre.

Je n’ose tout de suite m’approcher. Ton visage est gonflé, jauni par la maladie. Je te reconnais à peine, et pourtant je t’ai vu la veille. Ta respiration est difficile, bruyante. Elle me glace. Elle effraiera davantage encore V., en qui je n’ai jamais vu autant de tristesse que ce jour-là, dans cette chambre blanche. Pendant des semaines, l'angoisse de ne garder que ce visage là de toi m'a hantée. Les mois passant, ton sourire est revenu, gommant le reste, le repoussant en arrière plan et le rendant difficilement accessible à ma mémoire.

Immobile sur ce lit, reliée à des tubes et des machines, tu n’es déjà presque plus là. Tu cherches encore ton air, par réflexe. Ces grands bouffées vont s’espacer au fil des heures. Je viens près de toi, je te parle, je te rassure, même s'il y a toutes les chances que tu ne m'entendes plus. Je te dis mille choses sans doute banales, je les répète, autant à toi qu’à moi-même. Pour nous convaincre que tout ira bien. Une heure s’écoule dans un silence grave, et puis ils arrivent tous les deux, accompagnés de M., puis de A.. Nos 4 épaules supplémentaires, indispensables. Nous te veillons chacun notre tour, tous les 5. J’incite V., choqué de voir sa maman dans cet état, à rester seul avec toi, à te dire au revoir, en tout intimité.

Le Docteur B. vient à notre rencontre pour nous expliquer l’inéluctable, l'inacceptable. Il est doux, il prend le temps, il est philosophe. C’est celui que tu appelais le "médecin de la douleur". Tu avais beaucoup de tendresse pour lui et j’ai la certitude qu’il en avait autant pour toi. Je comprends qu'il est en réalité chef du service palliatif. Le titre parle de lui-même mais toi seule le connaissais. Tu n’as rien dit, pour que ces longs mois nous soient à tous - sauf peut-être à toi - plus supportables.

Docteur B. a lâché cette phrase, que jamais je n’oublierai : « parfois, la vie s’impose à nous ».

Nous te veillons tous ensemble, en musique, jusqu’à ce que la vie s’impose à nous.