vendredi 12 août 2016

L'emportée

Ce morceau m'a accompagnée dans l'écriture de ce texte. Si vous voulez qu'il accompagne aussi votre lecture, c'est par ici.

Elle regardait l'orage se former devant elle. L'immense baie vitrée du 30ème étage de cet hôtel insensé lui offrait un horizon à 360° sans équivalent, maigre consolation de ses horaires à l'envers et de ses talons douloureux. Les éclairs brûlaient le ciel sombre de Singapour cette nuit-là. Ça ressemblait à cette colère en elle, qui trouve de l'élan dans son petit corps. Ça ressemblait à cette boule d’électricité qu'elle façonnait malgré elle, à ces vents déments conduisant cette rage immobile qu'elle faisait taire.

Les derniers clients venaient de quitter le bar de travers, le pied brumeux et l’œil hésitant. Ou peut-être était-ce l'inverse. C'est au bar des hôtels et tard dans la nuit que se font et défont les discrets à-cotés de la vie professionnelle de ces grands pontes de rien du tout. Il était cette heure-là, celle où l'on ne sait plus dire s'il est tard ou bien tôt. C'est toujours ce moment-là qu'Emilie choisissait pour profiter du spectacle des cieux courroucés, cette heure extravagante où elle pouvait alors donner cours à toute sa déraison dans une course effrénée sur le tapis de la salle de sport de l'hôtel surplombant la ville. 

La foulée légère, elle enroulait dans ses doigts ses longs cheveux cuivrés, livrant alors sa nuque au vide aliénant qui l'habitait. C'est alors qu'elle frémit sous l'étreinte familière et délicate d'une petite main se posant sur sa taille. Elle savait qu'il viendrait ce soir. Elle ne savait pas que cette fois-ci, elle y croirait plus encore que la veille, plus encore que l'avant-veille. Plus encore que jamais.

Il lui arrivait parfois de se battre contre des fantômes, se mouvant dans le regard bleu d'un petit habitant du coin de la rue, se glissant dans une cheville potelée au bord de la piscine, s'enrobant d'une odeur asservissante sur un quai au hasard. Mais depuis son arrivée au bout du monde, 4 ans auparavant, jamais aucun fantôme n'avait serré sa taille avec cette tendresse d'enfant dont elle souhaitait plus que tout au monde qu'elle fut réelle rien qu'un instant.

Stoppant soudainement sa course, elle ferma ses paupières brisées. Si fort. Fort à s'en donner la migraine. Elle reconstruisait malgré elle le souvenir d'un visage tant caressé, détaillé, savouré. Elle coinça silencieusement la montée d'un sanglot dans sa poitrine, l'empêchant d'atteindre sa gorge qu'elle se refusait à libérer.

Consciente de sa folie, elle chassait douloureusement l'espoir qui lui égratignait l'âme ; l'étreinte se fit moins perceptible, plus réservée. Elle se représentait chacun de ces doigts qu'elle avait si souvent aimés, serrés, chéris. Si souvent et pendant si peu de temps. Un par un, elle les sentit quitter sa peau, ces doigts qu'elle avait fabriqués aux creux de son ventre. C'est alors que délicatement, pour ne pas le brusquer, l'une après l'autre, elle repoussait les images de cet enfant qu'elle n'aura plus.

Elle n'attendait personne ici, non. Ni ici, ni nulle part, d'ailleurs. Personne, jamais. Plus jamais personne.

- Et demain, il reviendra, murmura-t-elle tranquillement.

vendredi 8 juillet 2016

L'histoire de la vache et de la grenouille

Avant-propos : dans ce texte, le « je » n’est pas un « moi ». Mais c’est vrai que parfois il peut s'en approcher.

Oui, madame, c'est sûr, si j'avais vos fines épaules et vos hanches étroites, vous ne vous agaceriez pas que j'empiète sur votre espace. Pourtant, croyez-le bien, je fais de mon mieux avec le corps que j'ai. De mon mieux pour être la plus plume possible. De mon mieux. De mon mieux pour que personne d'autre que moi ne s'aperçoive de ma présence. Le ventre serré entre mes coudes, mes coudes serrés contre mon corps, mon corps serré contre la porte. Ne gêner personne, ne pas leur imposer mon corps, couvrir mon corps, ranger mon corps dans un coin. Me faire souris, me faire oublier. 

Oui, madame, croyez bien que je les connais, ces fesses hautes qui vous importunent, ces cuisses molles que vous détaillez, ces bourrelets qui m’étouffent. Croyez bien que je les connais, ces chevilles dodues, ces genoux disgracieux, ces mollets plus larges que votre taille. Croyez bien que je les connais, ces joues rondes qu’on agrippe, ce cou qui se double, ces paupières qui tombent. Je les connais par cœur. Je les ai évalués sous toutes les coutures, dans toutes les positions, dans de nombreux miroirs. Je les ai évalués toutes ces années, et toujours - ou presque toujours - les yeux rouges, à la fin.

Oui, madame, je vous dégoûte, avec mon gras, là. Je le sais, je le vois. Je ne vois que ça dans votre regard dur, dans vos gestes agacés, dans votre attitude déplacée. Il fait chaud ce jour-là, dans ce métro de la ligne 4. Pensez-vous donc qu’il m’est agréable de transpirer plus vite et plus généreusement que vous ? Pensez-vous qu’il m’est agréable de sentir mon corps rougir, mon visage se liquéfier, mon dos ruisseler alors que vous restez intacte sous votre mascara ? Pensez-vous qu’il m’est agréable de voir mes cuisses s’irriter sous le frottement causé par mes simples pas ? Pensez-vous qu’il m’est agréable de choisir de ne pas m'asseoir sur un siège parce que mon large fessier n’y tiendrait peut-être pas tout entier sans frôler votre jambe et attiser votre feu ? Puis ne faire que susciter la honte de me tenir là, grasse et dérangeante, épaisse et encombrante. 

Vous ne pensez pas tout ça, non. Voilà qui ne vous effleure pas même une seule seconde, et certainement avez-vous d’autres soucis, vos soucis, de plus lourds peut-être. Ce que vous pensez, c'est qu’à cet instant ma présence ici vous incommode, mon corps mal ajusté vous agresse, ma sueur vous écœure, mes hanches vous bousculent. Vous semblez me subir, mais c'est moi qui subis, moi et moi seule. Vous pensez que « ces gens-là », les gens comme moi, n’ont pas une miette de volonté. Vous pensez que je devrais faire du sport, ou plus de sport. Vous pensez que je devrais manger moins, manger mieux, manger des légumes, arrêter le sucre, Vous pensez que c'est simple et que quand on veut on peut. Vous pensez que je devrais m’habiller de vêtements amples, de vêtements sombres. Vous pensez que je suis faible, que je suis lâche, que je me laisse aller, que je ne me respecte pas et que je ne vous respecte pas en m’imposant à vous. 

Vous ne savez pas à quel point je suis solide, tellement plus solide que vous, madame. 

Et la prochaine fois - de grâce ! – pensez à dissimuler l’écran de votre téléphone lorsque vous écrirez à votre ami qu'une « grosse vache prend toute la place en plus ».

Sachez que parfois, la vache voudrait bien se faire plus petite que la grenouille.