dimanche 25 octobre 2015

Rhum-raisin

Voilà maintenant trois ans qu'il était mort son Charly. Trois ans, jour pour jour. Ainsi, depuis ce 25 juillet 2012, Lucette Lababille ne dérogeait pas à la règle. Elle déjeunait chaque jour à la brasserie du coin de la rue. Une 1/2 Badoit, un plat du jour et la tarte du chef. En 45 minutes, l'affaire était pliée. 

Mais aujourd'hui, c'était spécial ; c'était l'anniversaire. Celui de leur mariage, à Charly et à Lucette. Les Lababille en blanc et en trois pièces devant l'curé. 44 ans plus tard, un même 25 juillet, Charly s'endormit doucement sur la banquette de la brasserie, la cuillère de son dernier sorbet rhum-raisin entre le pouce et l'index. Ici même, à cette place, là, juste en face. Y'a pas de hasard, qu'elle pensait. Alors, depuis, elle s'installait toujours au même endroit, voyez, près du bar de la patronne. Tout le monde la connaissait ici. Faut dire, y'avait qu'des habitués, mais elle était la plus fidèle. Ah, ça ! Un mardi qu'elle était tombée dans l'escalier, le patron s'était étonné de pas la voir, sa douce Lucette. C'était pas son genre de sauter un repas, qu'il disait. Y'avait quequ'chose, c'était sûr. Le pif du cuistot, v'savez ? Il avait fait le 18 et en moins de deux ils arrivèrent au 103 de la rue Jean Jaurès. Elle avait voulu lâcher la rambarde pour voir. Ah ! Elle avait voulu faire la gamine, se prouver qu'elle pouvait encore voler. Boudiou ! Chacun de ses vieux os s'en souvient encore !

Je m'asseyais toujours derrière le bar pour l'observer. Et je savais. Je savais qu'aujourd'hui c'était spécial ; c'était l'anniversaire. Tout le monde savait. Pour l'occasion, Lucette avait passé sa longue robe bleue aux franges d'argent, son collier de perles usées et ses sandales blanches un peu trop grises. Le rouge à lèvres maladroitement plaqué autour de sa bouche, elle avait grossièrement étalé un fond de teint trop foncé sur son visage marqué qu'elle ne détestait plus. Mais aujourd'hui, c'était spécial ; c'était l'anniversaire. Fallait faire comme si. Comme s'il était encore là son Charly. Alors elle faisait comme avant ; elle faisait de son mieux. C'était joli la vie avec lui, qu'elle pensait. C'était simple et doux. C'était tout ce qui comptait. Le reste, vous savez…

Je jonglais entre les tables, les assiettes vides empilées sur mon solide poignet tremblant. La salle était comble ce jour-là, comme si l'on s’était donné rendez-vous pour prendre un verre à la santé du mari parti. Les phrases des uns se mêlaient à celles des autres et les mots de Lucette survolaient ce délicieux vacarme.

« V'nez donc voir ma p’tite fille. Beh dites donc faites pas cette tête, on dirait l'croque mort d'la rue Saint-Martin ! Dites, vous pouvez pas dire au patron qu'il m'glisse une coupe rhum-raisin, pour Charly, v’savez, aujourd'hui c'est spécial c'est... »

... L'anniversaire. Oui, je sais Lucette, c'est l'anniversaire. J'étais redevenue cette inconnue derrière le bar mais voilà bien longtemps que ça ne me vexait plus. Je connaissais le récit de leur rencontre par cœur aux Lababille. Je connaissais chaque détail, et surtout chaque mensonge, chaque fantasme, chaque omission. Ce n'était jamais la même histoire ; c'était quand même la leur. Elle mélangeait le passé, le présent, les dates, les roses et les pinceaux. Je déposai la coupe en face d’elle, essayant de l’imaginer, assis là, l’homme de toute une vie. Ses grands yeux bleus rougirent dans un geste habile, comme effectué mille fois, elle effaça définitivement de son regard les traces de sa lucidité. C'est dans toute sa force que je surpris sa seule faiblesse, celle d’aimer encore celui qui part en premier.

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