mardi 27 octobre 2015

L'audace du larsen


Lili
Easy as a kiss we'll find an answer
Put all your fears back in the shade
Don't become a ghost without no colour
Cause you're the best paint life ever made


C'était sur ces mots-là que tout avait commencé.

Dans une salle de classe anonyme d'un lycée de banlieue, en plein automne rougi des jours qui se couchent tôt. Comme tous les soirs, elle attendait - avec toute l'angoisse que vous lui connaissez - que ce soit à son tour d'être mangée. Ça sentait la sueur sous les cheveux sales et la craie étalée sur les paumes. Oui, vous savez, ça sentait le vieux livre aux pages manquantes et, sur le sol, les tristes chutes grises des taille-crayons rouillés.

Elle parcourait ses petites fiches vertes et cartonnées, à l'écriture régulière et mélodieuse, sans en saisir la moindre ligne. Les fiches vertes, c'était pour les cours de maths. Dans moins d'une heure, on la retrouverait plantée là, bras ballants, le nez à quelques centimètres du tableau irrémédiablement noir et, dans sa nuque, le souffle mauvais d'un khôlleur désabusé. 

A l'autre bout de la salle, lui, comme souvent, cherchait de quoi s'occuper. Il s'approchait d'elle, avec sa dégaine de blond aux épaules trop larges. Il décida alors de s'asseoir tout près, la cuisse droite sur le bout de ses bottes à elle. "Tu devrais écouter ça." Et joignant le mouvement à la parole, il lui colla adroitement son gros casque sur les cheveux.

C'était dans ce geste-là que tout avait commencé.

Ils n'avaient pas tout à fait 20 ans quand ils commencèrent à gratter leurs cordes respectives. Au départ, c'était juste eux deux, une guitare, quelques samples, une boite à rythme et une voix. Sa voix à elle. Sa guitare à lui. Usés par des journées qu'ils ne connaîtront jamais plus éprouvantes que cette année-là, ils sauvaient ce qu'ils pouvaient encore sauver de leur talent qu'ils gardaient pour eux.

L'année suivante, ils étaient un de plus. La boite à rythme, c'était finalement mieux avec des baguettes au bout des biceps. Alors, timides grandes gueules, ils débarquèrent à la Casa Loco, comme trois cons, au milieu de ceux qui - eux - savent ce qu'ils font de leurs doigts. La petite salle aux murs capitonnés sentait la bière et la sueur. Malhabiles, hésitants, ils se mirent à jouer, des heures durant, s'échappant en milieu d'après-midi des traditionnels déjeuners dominicaux. Tout ça prenait forme au détour de soirées entre amis, lorsqu'ils construisaient ensemble ce dont ils avaient toujours nourri leurs oreilles affamées. Tout ça prenait forme quand ils goûtaient le bref silence qui suivait la dernière note de leur morceau et les yeux brillants du cercle fermé de leurs spectateurs.

Deux années passèrent. Ils s'agrandirent, ajoutant alors à leurs cordes celles de deux futurs mariés qu'ils n'imaginaient pas encore si beaux dans le ballet qu'ils conduiront quelques années plus tard aux bras de leurs papas. Les notes des deux unes et des trois autres commencèrent à s'accorder, maîtrisant les larsens qui avaient pourtant fait leur intime renommée. Et tout à coup, la magie opérait ; les regards se relevaient et balayaient ceux des autres. Les sourires se dessinaient alors dans une douce surprise, s'efforçant de rester concentrés, dans l'espoir de ne jamais briser cette audacieuse harmonie qu'ils avaient mis tant de force à bâtir.

Les années firent leur dur travail et séparèrent les chemins sans toutefois en effacer les liens, ces petits cailloux semés dans l'attente de se retrouver plus tard. Aujourd'hui, ensemble, rouillés et anonymes, ils soulevaient leurs verres, comme un salut à la foule qu'ils n'avaient pas eu l'audace et l'arrogance d'imaginer à leur fenêtre. 

2 commentaires:

  1. Dans tous vos textes publiés sur votre blog, il y a un je ne sais quoi qui interpelle
    Continuez, vous avez du talent

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    1. Merci beaucoup Jeannot. Quel plaisir de lire votre commentaire... Merci.

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