mercredi 2 septembre 2015

L'enclume

Je suis grand maintenant. J'ai un vrai travail, une voiture familiale, un appartement à crédit. Je suis marié à la plus belle femme du monde qui a fait de moi ton papa. Je suis grand, oui, responsable, et parfois autoritaire. Je suis grand, doux et drôle. J'ai la vie de tout le monde ou presque. Je fais du sport, je fais des excès, je fais l'amour. Je suis grand maintenant. Enfin, c'est ce que je croyais.

C'est ton tout premier jour, Sam. Je lis sur ton visage les traces d'un terrifiant bonheur que tu t'acharnes à répandre tout autour de toi. Tu as bien tout compris, tu le répètes depuis plusieurs jours et - contrairement à nous - sans t'en lasser une seule seconde. Tu m'as posé des centaines de questions du bout de tes petites lèvres pleines de curiosité, affamée de tout savoir et de tout raconter. Mais, d'abord, oui, vraiment, de tout savoir.

Aujourd'hui et comme presque chaque jour passé depuis ta naissance, il ne devait s'agir que de toi et de tes folles aventures. J'ai pris ta main, celle de ma toute petite fille, et je t'ai emportée toi et ton ridicule petit sac à pois rouges - magnifique obsession de ta maman - devant la porte de la maternelle. Devant ton air sérieux, sur tes jambes flageolantes, n'importe quel papa aurait souri. Mais à cet instant-là, je ne suis plus très grand, ma Sam. 

C'est ta toute première maîtresse, Martine, qui nous a attirés à l'intérieur. Ta minuscule main m'a enfin fait basculer sur le sol en lino. Au milieu des rires et des pleurs de tes nouveaux camarades, tu as découvert les mille trésors d'une salle de classe à ta hauteur. Je t'ai perdue entre les cubes et les crayons avant de me faire rattraper par une violente bourrasque interne.

Aujourd'hui, je ne suis plus du tout grand, je suis minuscule, angoissé, paniqué. J'ai cette boule dans la gorge que des années de thérapie et tout l'amour d'une femme n'ont pas réussi à faire disparaître complètement. Soudain, j'ai les cheveux gras, la peau sèche et les mains moites. J'ai un appareil dentaire et le vieux cartable de mon frère, enclume sur mon dos déjà courbé. L'odeur de ta salle de classe, ma fille, c'est celle de mes années de torture, de moqueries, de violences. C'est une insulte à tout mon être qu'ils n'ont pas réduit à grand chose, à force d'écraser mon visage sous leurs semelles de bonne famille, à force de marquer ma peau de leurs poings serrés des années durant. Cette odeur-là, j'en transpire encore parfois, la nuit, quand tes deux beaux yeux verts ne se doutent de rien, quand tes cheveux blonds s'emmêlent dans tes doudous. C'est l'odeur de la peur, des bleus et de la solitude. 

J'ai retrouvé avec brutalité ta douce réalité quand dans un câlin d'enfant tu entourais ma cuisse de tes petits bras. Tu t'es enfuie de nouveau au milieu de tous tes camarades dans un grand signe de main, criant à travers la pièce de ta voix la plus assurée : "à ce soir, papa !". 

Je suis grand maintenant ; les coups, je les bloque ; les peurs, je les efface. Ma Sam, promets-moi de continuer de te révolter, de ne jamais subir, de hurler s'il le faut. Promets-moi d'être douce et forte, promets-moi 20 années de rires aux éclats et de travail acharné. Ne laisse pas les autres te faire croire que tu dois te sentir coupable d'être ce que tu es.

Je n'ai pas peur, tu ressembles déjà à ta mère.

1 commentaire:

Allez, dis moi...