mardi 8 septembre 2015

La pulpe et l'asphalte

Minuit passé. Tu préparais ton sac la veille au soir, en rentrant du resto. Simultanément, tu boulottais ton jambon-beurre salé et laissais traîner ton verre de vin sur la table. Si tu n'avais pas choisi ce boulot de con - comme tu disais - tu aurais mangé des pâtes et un steak devant le JT de 20h. Comme tout le monde, quoi. Au lieu de ça, 7 ans plus tôt, tu avais misé tes économies dans une cuisine de cuisinier, des tables bancales et des chaises en bois avant d'abreuver ta minuscule réserve de quantités astronomiques de farine et de cidre. Alors fallait assumer, fallait que ça tourne, fallait faire manger les gosses. Mais ça, ça ne t'empêcherait jamais de courir.

On se levait tôt, ces jours-là. On grimpait tous les quatre dans ton monospace gris clair, affublés de sweats à capuches et de baskets sales, nos habits du dimanche à nous. Quelques kilomètres plus tard, les pompes dans la boue, on rejoignait la tente de ton club. Ils étaient tous là, tes copains de course à pieds, leurs cuisses bombées sous un collant de polyamide couvrant jusqu'à leurs fines chevilles.  Ça sentait les semelles neuves, le Grany à la pomme et la crème de massage.  Tu serrais des mains et l'on secouait doucement ma petite épaule déjà solide. Tu donnais les instructions à maman pour que l'on puisse suivre au mieux la course avant de filer t'échauffer dans ton coin, à ton rythme. Ton propre coach. 

Des années durant, je t’ai encouragé, papa, sur les routes, sur les pistes, dans les bois. Aujourd'hui et pour toujours, je me souviens de ces nombreux dimanches matins à t'attendre avec Lucas près du point de ravitaillement. Nous tenions nos bras tendus vers ton passage à 17km/h, des quartiers d'orange dans nos petites paumes rougies par le froid et le gobelet en équilibre entre l’index et le pouce. Concentrés.

Les yeux aguerris, je te voyais toujours arriver de loin, ton mètre soixante-dix mangé par ton maillot noir, jaune et rouge. C'était ton style que je reconnaissais. C'est ton style que je reconnais toujours, à la souplesse qu'il inspire, la tête penchée sur le côté. La pointe de tes baskets frappait le sol sous de longues et légères foulées naturelles. Tu étais rapide, facile, solide. Comme Lucas, quand il remportera les régionaux, tenant aisément la corde de son 3000m steeple. 

A ton passage, il fallait hurler des encouragements de toutes nos forces, comme si c’était la course de ta vie. D'ailleurs, pour nous, c’était toujours la course de ta vie. Ravi de nous apercevoir sur le bord de la route, sur le bord de la piste, mais happé par ton effort, tu levais ton bras, la main grande ouverte accompagnant ton sourire sans faille. Tu attrapais l'orange et en agrippais la pulpe avant d'arroser ton visage rosé pour affronter les kilomètres qu'il te restait à avaler, parfois par dizaines.

Nous nous précipitions alors vers la ligne d'arrivée pour vous retrouver, tes endorphines et toi. Épuisé mais heureux, tu te désaltérais longuement, saluait les essoufflés avant de consulter la feuille volante des résultats. Nous restions rarement pour le podium, quand bien même tu aurais souvent dû y monter. Tu avais encore le service d'hier dans les pattes ; il était vite temps de rejoindre la maison,

On se levait tôt ces jours-là. J'ai fini par m'en lasser, je suis devenue cette adolescente qui s'en fout. Aujourd'hui, je suis cette adulte qui se souvient. Celle qui se souvient de la pulpe entre ses dents et qui regrette l'odeur de l'asphalte. Depuis toujours, il y a dans ma tête des villes qui sentent l’orange, la sueur et la boue sous tes Asics. 

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Allez, dis moi...