mercredi 16 septembre 2015

Congés payés

Tu t’appelleras Martin. Parce que depuis tous ces mois que je t'ai dans la tête, c'est avec ce prénom que je te parle. Je t'ai croisé plusieurs fois, dans les tréfonds du métro parisien brûlant, sur le bord du bassin de la piscine municipale ou encore au centre commercial avant d'aller déjeuner avec lui. Je t'ai porté dans mon ventre ; tu me l'as tordu bien des fois. J'ai souvent imaginé ton histoire. J'ai répété et répété des centaines de détails qui te font exister.

Je t'aperçois hier midi, dans ce parc avec ton sandwich au fromage et ton cookie 3 chocolats. Tu leur as dit oui pour ces vacances à la mer. Tu t'es laissé tenter par ces jolis horizons et une maison avec piscine. Tu n'étais pas bien sûr de toi mais tu as réussi à relativiser ton gros ventre. Tu l'as rendu tout plat, tout bronzé, tout musclé. Juste quelques minutes, le temps d'un SMS qui disait "C'est OK pour moi". Les jours passent, l'été bouscule le printemps et le départ s'approche. Ils ont hâte. Ils ont déjà tout prévu.

S'ils savaient...

Alors, mec, va falloir faire avec maintenant. Va falloir faire avec tes trois bourrelets pyramides qui se détachent sous ton polo. Va falloir oublier ces dizaines de cicatrices nées de tes hanches et qui courent jusqu'à ton nombril, les cicatrices du gamin qui a grandi trop vite. Va falloir assumer les deux blocs de gras que tu as soigneusement fait pousser à la place de tes cuisses, ceux qui s'irritent à force de se frotter l'un contre l'autre dans ton short transpirant.

Et eux ils ont hâte. Ils parlent de vélo, de bains de minuit, de crème solaire. Ils sont libres dans leur corps intact, lisse et sensuel. Tu es étriqué dans le tien, martyrisé, rougi et charnu.

Pour eux ce sont des vacances. Pour toi, c'est aussi une épreuve. Chaque minute. Pour éviter la douleur physique d'un corps inadapté, pour éviter la douleur psychique de leurs jugements silencieux. Tu as beau savoir que la seule épreuve au fond, c'est celle que tu t'infliges, tu as toujours cette boule dans ton gros ventre. Celle qui te donne la nausée tous les matins en enjambant la baignoire.

Tu vas me dire que je t'emmerde. Tu vas me dire que tu sais bien que je n'écris que quand je sombre un peu et qu'à la place je devrais te foutre la paix. Tu le sais bien oui, puisque pour toi c'est pareil.

Allez Martin, arrête un peu. Toi aussi tu m'emmerdes à la fin.

mardi 8 septembre 2015

La pulpe et l'asphalte

Minuit passé. Tu préparais ton sac la veille au soir, en rentrant du resto. Simultanément, tu boulottais ton jambon-beurre salé et laissais traîner ton verre de vin sur la table. Si tu n'avais pas choisi ce boulot de con - comme tu disais - tu aurais mangé des pâtes et un steak devant le JT de 20h. Comme tout le monde, quoi. Au lieu de ça, 7 ans plus tôt, tu avais misé tes économies dans une cuisine de cuisinier, des tables bancales et des chaises en bois avant d'abreuver ta minuscule réserve de quantités astronomiques de farine et de cidre. Alors fallait assumer, fallait que ça tourne, fallait faire manger les gosses. Mais ça, ça ne t'empêcherait jamais de courir.

On se levait tôt, ces jours-là. On grimpait tous les quatre dans ton monospace gris clair, affublés de sweats à capuches et de baskets sales, nos habits du dimanche à nous. Quelques kilomètres plus tard, les pompes dans la boue, on rejoignait la tente de ton club. Ils étaient tous là, tes copains de course à pieds, leurs cuisses bombées sous un collant de polyamide couvrant jusqu'à leurs fines chevilles.  Ça sentait les semelles neuves, le Grany à la pomme et la crème de massage.  Tu serrais des mains et l'on secouait doucement ma petite épaule déjà solide. Tu donnais les instructions à maman pour que l'on puisse suivre au mieux la course avant de filer t'échauffer dans ton coin, à ton rythme. Ton propre coach. 

Des années durant, je t’ai encouragé, papa, sur les routes, sur les pistes, dans les bois. Aujourd'hui et pour toujours, je me souviens de ces nombreux dimanches matins à t'attendre avec Lucas près du point de ravitaillement. Nous tenions nos bras tendus vers ton passage à 17km/h, des quartiers d'orange dans nos petites paumes rougies par le froid et le gobelet en équilibre entre l’index et le pouce. Concentrés.

Les yeux aguerris, je te voyais toujours arriver de loin, ton mètre soixante-dix mangé par ton maillot noir, jaune et rouge. C'était ton style que je reconnaissais. C'est ton style que je reconnais toujours, à la souplesse qu'il inspire, la tête penchée sur le côté. La pointe de tes baskets frappait le sol sous de longues et légères foulées naturelles. Tu étais rapide, facile, solide. Comme Lucas, quand il remportera les régionaux, tenant aisément la corde de son 3000m steeple. 

A ton passage, il fallait hurler des encouragements de toutes nos forces, comme si c’était la course de ta vie. D'ailleurs, pour nous, c’était toujours la course de ta vie. Ravi de nous apercevoir sur le bord de la route, sur le bord de la piste, mais happé par ton effort, tu levais ton bras, la main grande ouverte accompagnant ton sourire sans faille. Tu attrapais l'orange et en agrippais la pulpe avant d'arroser ton visage rosé pour affronter les kilomètres qu'il te restait à avaler, parfois par dizaines.

Nous nous précipitions alors vers la ligne d'arrivée pour vous retrouver, tes endorphines et toi. Épuisé mais heureux, tu te désaltérais longuement, saluait les essoufflés avant de consulter la feuille volante des résultats. Nous restions rarement pour le podium, quand bien même tu aurais souvent dû y monter. Tu avais encore le service d'hier dans les pattes ; il était vite temps de rejoindre la maison,

On se levait tôt ces jours-là. J'ai fini par m'en lasser, je suis devenue cette adolescente qui s'en fout. Aujourd'hui, je suis cette adulte qui se souvient. Celle qui se souvient de la pulpe entre ses dents et qui regrette l'odeur de l'asphalte. Depuis toujours, il y a dans ma tête des villes qui sentent l’orange, la sueur et la boue sous tes Asics. 

mercredi 2 septembre 2015

L'enclume

Je suis grand maintenant. J'ai un vrai travail, une voiture familiale, un appartement à crédit. Je suis marié à la plus belle femme du monde qui a fait de moi ton papa. Je suis grand, oui, responsable, et parfois autoritaire. Je suis grand, doux et drôle. J'ai la vie de tout le monde ou presque. Je fais du sport, je fais des excès, je fais l'amour. Je suis grand maintenant. Enfin, c'est ce que je croyais.

C'est ton tout premier jour, Sam. Je lis sur ton visage les traces d'un terrifiant bonheur que tu t'acharnes à répandre tout autour de toi. Tu as bien tout compris, tu le répètes depuis plusieurs jours et - contrairement à nous - sans t'en lasser une seule seconde. Tu m'as posé des centaines de questions du bout de tes petites lèvres pleines de curiosité, affamée de tout savoir et de tout raconter. Mais, d'abord, oui, vraiment, de tout savoir.

Aujourd'hui et comme presque chaque jour passé depuis ta naissance, il ne devait s'agir que de toi et de tes folles aventures. J'ai pris ta main, celle de ma toute petite fille, et je t'ai emportée toi et ton ridicule petit sac à pois rouges - magnifique obsession de ta maman - devant la porte de la maternelle. Devant ton air sérieux, sur tes jambes flageolantes, n'importe quel papa aurait souri. Mais à cet instant-là, je ne suis plus très grand, ma Sam. 

C'est ta toute première maîtresse, Martine, qui nous a attirés à l'intérieur. Ta minuscule main m'a enfin fait basculer sur le sol en lino. Au milieu des rires et des pleurs de tes nouveaux camarades, tu as découvert les mille trésors d'une salle de classe à ta hauteur. Je t'ai perdue entre les cubes et les crayons avant de me faire rattraper par une violente bourrasque interne.

Aujourd'hui, je ne suis plus du tout grand, je suis minuscule, angoissé, paniqué. J'ai cette boule dans la gorge que des années de thérapie et tout l'amour d'une femme n'ont pas réussi à faire disparaître complètement. Soudain, j'ai les cheveux gras, la peau sèche et les mains moites. J'ai un appareil dentaire et le vieux cartable de mon frère, enclume sur mon dos déjà courbé. L'odeur de ta salle de classe, ma fille, c'est celle de mes années de torture, de moqueries, de violences. C'est une insulte à tout mon être qu'ils n'ont pas réduit à grand chose, à force d'écraser mon visage sous leurs semelles de bonne famille, à force de marquer ma peau de leurs poings serrés des années durant. Cette odeur-là, j'en transpire encore parfois, la nuit, quand tes deux beaux yeux verts ne se doutent de rien, quand tes cheveux blonds s'emmêlent dans tes doudous. C'est l'odeur de la peur, des bleus et de la solitude. 

J'ai retrouvé avec brutalité ta douce réalité quand dans un câlin d'enfant tu entourais ma cuisse de tes petits bras. Tu t'es enfuie de nouveau au milieu de tous tes camarades dans un grand signe de main, criant à travers la pièce de ta voix la plus assurée : "à ce soir, papa !". 

Je suis grand maintenant ; les coups, je les bloque ; les peurs, je les efface. Ma Sam, promets-moi de continuer de te révolter, de ne jamais subir, de hurler s'il le faut. Promets-moi d'être douce et forte, promets-moi 20 années de rires aux éclats et de travail acharné. Ne laisse pas les autres te faire croire que tu dois te sentir coupable d'être ce que tu es.

Je n'ai pas peur, tu ressembles déjà à ta mère.