vendredi 8 juillet 2016

L'histoire de la vache et de la grenouille

Avant-propos : dans ce texte, le « je » n’est pas un « moi ». Mais c’est vrai que parfois il peut s'en approcher.

Oui, madame, c'est sûr, si j'avais vos fines épaules et vos hanches étroites, vous ne vous agaceriez pas que j'empiète sur votre espace. Pourtant, croyez-le bien, je fais de mon mieux avec le corps que j'ai. De mon mieux pour être la plus plume possible. De mon mieux. De mon mieux pour que personne d'autre que moi ne s'aperçoive de ma présence. Le ventre serré entre mes coudes, mes coudes serrés contre mon corps, mon corps serré contre la porte. Ne gêner personne, ne pas leur imposer mon corps, couvrir mon corps, ranger mon corps dans un coin. Me faire souris, me faire oublier. 

Oui, madame, croyez bien que je les connais, ces fesses hautes qui vous importunent, ces cuisses molles que vous détaillez, ces bourrelets qui m’étouffent. Croyez bien que je les connais, ces chevilles dodues, ces genoux disgracieux, ces mollets plus larges que votre taille. Croyez bien que je les connais, ces joues rondes qu’on agrippe, ce cou qui se double, ces paupières qui tombent. Je les connais par cœur. Je les ai évalués sous toutes les coutures, dans toutes les positions, dans de nombreux miroirs. Je les ai évalués toutes ces années, et toujours - ou presque toujours - les yeux rouges, à la fin.

Oui, madame, je vous dégoûte, avec mon gras, là. Je le sais, je le vois. Je ne vois que ça dans votre regard dur, dans vos gestes agacés, dans votre attitude déplacée. Il fait chaud ce jour-là, dans ce métro de la ligne 4. Pensez-vous donc qu’il m’est agréable de transpirer plus vite et plus généreusement que vous ? Pensez-vous qu’il m’est agréable de sentir mon corps rougir, mon visage se liquéfier, mon dos ruisseler alors que vous restez intacte sous votre mascara ? Pensez-vous qu’il m’est agréable de voir mes cuisses s’irriter sous le frottement causé par mes simples pas ? Pensez-vous qu’il m’est agréable de choisir de ne pas m'asseoir sur un siège parce que mon large fessier n’y tiendrait peut-être pas tout entier sans frôler votre jambe et attiser votre feu ? Puis ne faire que susciter la honte de me tenir là, grasse et dérangeante, épaisse et encombrante. 

Vous ne pensez pas tout ça, non. Voilà qui ne vous effleure pas même une seule seconde, et certainement avez-vous d’autres soucis, vos soucis, de plus lourds peut-être. Ce que vous pensez, c'est qu’à cet instant ma présence ici vous incommode, mon corps mal ajusté vous agresse, ma sueur vous écœure, mes hanches vous bousculent. Vous semblez me subir, mais c'est moi qui subis, moi et moi seule. Vous pensez que « ces gens-là », les gens comme moi, n’ont pas une miette de volonté. Vous pensez que je devrais faire du sport, ou plus de sport. Vous pensez que je devrais manger moins, manger mieux, manger des légumes, arrêter le sucre, Vous pensez que c'est simple et que quand on veut on peut. Vous pensez que je devrais m’habiller de vêtements amples, de vêtements sombres. Vous pensez que je suis faible, que je suis lâche, que je me laisse aller, que je ne me respecte pas et que je ne vous respecte pas en m’imposant à vous. 

Vous ne savez pas à quel point je suis solide, tellement plus solide que vous, madame. 

Et la prochaine fois - de grâce ! – pensez à dissimuler l’écran de votre téléphone lorsque vous écrirez à votre ami qu'une « grosse vache prend toute la place en plus ».

Sachez que parfois, la vache voudrait bien se faire plus petite que la grenouille.

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